Après avoir reçu le Prix du roman arabe 2010 pour Les étoiles de Sidi Moumen, attribué début mai par l'Institut du monde arabe de Paris, Mahi Binebine prépare un nouveau roman et espère exposer un jour à Alger. Votre dernier roman Les étoiles de Sidi Moumen se développe dans une étrange atmosphère faite de violence sourde, un monde apocalyptique. Telle est votre vision du monde contemporain ? En effet, je déprime chaque fois que j'allume la télé pour regarder les infos. Les étoiles de Sidi Moumen relève de « ce Maroc qui nous fait mal » comme disait le poète Kheirddine. J'ai écrit sur l'esclavage, l'enfermement, l'arbitraire du pouvoir, la drogue, l'immigration clandestine, le désœuvrement des artistes et là, le terrorisme ! J'ai été choqué, comme tous mes concitoyens, par la tragédie du 16 mai 2003. Jusque-là, nous pensions que nous étions immunisés contre le terrorisme. Nous sommes par nature non violents. Et voilà que l'on se réveille un matin face à l'amère réalité : les jeunes qui se sont fait exploser dans différents lieux de Casablanca sont bien de chez nous. Que nous payons le prix de nos démissions face à l'analphabétisme, à la misère, à l'injustice. Le bidonville de Sidi Moumen peut être n'importe quel autre bidonville en Afrique. Pensez-vous qu'ils deviennent des camps de recrutement pour les extrémistes ? Les histoires que je raconte pourraient se passer n'importe où dans les troisièmes sous-sols de l'humaine condition. Même si je situe la plupart de mes romans au Maroc parce que je connais bien ce pays. Ceci dit, mon rôle en tant qu'écrivain (et les écrivains du Sud se sentent investis d'une mission de redresseurs de torts !) c'est de faire un constat. J'essaie de dépeindre mon temps avec le plus d'objectivité possible. Ce dernier texte s'inscrit donc dans la logique de ma prose : tendre noirceur, désespoir souriant. La décharge publique que j'y décris est à la fois transmuée en cimetière des ogres, en terrain de chasse au trésor, en scène de crimes et en royaume de la fraternité. On entre, sans prendre garde, dans la tête de ces déshérités où il n'y a pas de conscience possible ou même de prise de conscience. Evidemment, tous les damnés de la terre ne deviennent pas des tueurs, donc on ne peut plus légitimer tout et n'importe quoi par une désespérance, une misère, « un no futur ». Mais pour avoir passé un certain temps à Sidi Moumen, j'ai eu la certitude que si j'étais né là-dedans, cerné par une décharge de 100 hectares, un horizon cadenassé, j'aurais été une proie facile pour le premier marchand de rêve venu. Qu'avez-vous ressenti en achevant votre roman ? J'ai passé un certain temps dans la tête d'un jeune kamikaze qui vient de mourir et auquel on avait vendu le paradis avec ses vierges et tout le tralala. Il ne trouve rien des merveilles promises. Il raconte alors sa vie et celles de ses compagnons d'infortune, comment ils ont peu à peu glissé dans les tentacules de la pieuvre. C'est un texte qui m'a posé beaucoup de problèmes. Il était hors de question de justifier l'injustifiable mais en même temps, je voulais dire que ces gamins, aussi abject que soit leur acte, sont des victimes d'une mafia religieuse, d'un pouvoir démissionnaire et des nantis sangsues. Je me sens surtout soulagé d'en être sorti. De la littérature à la peinture, il n'y a qu'un pas. Le langage plastique traduit-il plus les maux que vous constatez ? J'ai été d'abord professeur de mathématiques à Paris, c'est presque une autre vie ! J'ai commencé l'écriture à peu près en même temps que la peinture voilà maintenant plus de vingt ans. Ce sont deux modes d'expression complémentaires. L'écriture est un processus rationnel, demande une vraie réflexion, exige un raisonnement quasi mathématique, ce qui n'empêche pas les envolées lyriques et autres digressions poétiques. La peinture en revanche relève de l'émotion pure, c'est une démarche presque irrationnelle (en tout cas pour ma part.) J'y trouve une liberté plus grande. Et les maths dans l'histoire ? Rien de mieux pour structurer un esprit ! Au Maroc, les arts plastiques sont beaucoup plus développés que chez les voisins, quel est le secret ? Le marché de l'art, pendant longtemps embryonnaire, s'est transformé en un vrai marché depuis une dizaine d'années. L'intérêt que porte le Roi à l'art contemporain n'est pas étranger à cette affaire. Par une sorte de mimétisme, son entourage d'abord et la bourgeoisie ensuite ont commencé à s'y intéresser sérieusement. Ils se sont rendu compte qu'on ne perdait pas d'argent en achetant de la peinture. L'art plastique au Maroc, même s'il est jeune, n'a rien à envier à l'art occidental. Il y a une génération d'artistes formés dans les écoles des beaux arts arabes mais aussi d'Europe. Ils sont peintres, sculpteurs, graveurs, designers, photographes ou vidéastes, animés par un vrai désir de liberté, détruisant sans complexe les limites matérielles de la peinture, purifiant son langage jusqu'à l'extrême. Narguant l'expression esthétique convenue et ses codes. Ils emploient tous les procédés possibles et imaginables que leur offre le progrès technique du nouveau siècle. Et même si ma peinture fait presque office d'antiquité, je trouve cela formidable. Quelles sont vos prochaines activités, littéraires et plastiques ? Plusieurs expositions à la rentrée de sculpture et de peinture à Cologne, Salsbourg, Casablanca… et le neuvième roman qui est déjà bien avancé. Et pourquoi pas une expo à Alger. J'ai honte de ne pas connaître le pays de ma mère ! Bio express Né en 1959 à Marrakech, Mahi Binebine s'installe à Paris en 1980 pour y poursuivre des études de mathématiques qu'il enseigne pendant huit ans. Puis il se consacre à l'écriture et à la peinture. Plusieurs de ses romans sont traduits en une dizaine de langues. Il émigre à New York de 1994 à 1999. Ses peintures font partie de la collection permanente du musée Guggenheim de New York. Il revient à Marrakech en 2002.