Il en est de la notion de liberté comme de toutes celles qui, fortes de leur clarté immédiate, se passent allégrement de définitions : elles sont bien plus floues qu'elles ne paraissent à première vue. Mais la liberté a un trait supplémentaire qui la distingue des autres idées politiques : elle compte assurément plus d'ennemis que de partisans. Au temps où le marxisme dictait les termes du débat intellectuel, les penseurs qui faisaient de la liberté la valeur ultime de la Modernité se voyaient frappés de suspicion et qualifiés de conservateurs droitiers hostiles au progrès social ! Cette haine insatiable de la liberté n'a pas péri avec l'effondrement du Mur de Berlin. Dans notre région, ses ennemis, qu'ils soient indifféremment autocrates ou fondamentalistes, redoublent de férocité. La liberté, clament-ils uniment en gardiens de l'authenticité, souille la pureté de nos valeurs. A la vérité, l'argument n'est pas complètement infondé. La liberté, tout angélisme mis à part, n'a pas été et n'est pas encore - il s'en faudrait de beaucoup - une valeur cardinale dans notre aire culturelle. Celle-ci, il est vrai, a longtemps été labourée par un système de valeurs davantage porteur de communalisation qu'il n'est accoucheur d'individuation. C'est là, pensons-nous, que le fondamentalisme islamique tire, ultimement, son élan dynamique. Le penchant prononcé des Algériens pour l'emploi du terme famille est à cet égard assez révélateur de cette quête de la « communauté-Une » : on dira ainsi « al usra athawriya » (la « famille révolutionnaire ») pour mieux masquer les différends historiques qui ont opposé entre eux les maquisards de la guerre de Libération nationale ; al usra attarbawiya pour donner l'illusion que l'Ecole algérienne est une famille soudée ; al usra al iâlamiya comme pour mieux signifier le verrouillage autoritaire des médias, etc. On peut lire cette récurrence comme l'expression lexicale d'une tradition populiste. Mais il y a plus : la famille, par-delà le mythe du « peuple-Un », évoque la figure du Père ! En clamant urbi et orbi sa volonté d'édifier hic et nunc la Cité de Dieu sur terre, le fondamentalisme islamique offre aux masses un idéal de substitution à celui du père perdu : Allah. Peut-on sérieusement analyser l'efficace instrumentale du FIS sans se pencher sur les pulsions de la foule qui le portait ? Sigmund Freud a bien déconstruit ce mécanisme pulsionnel : « Le père originaire est l'idéal de la foule qui domine le moi à la place de l'idéal du moi », écrit l'auteur de Psychologie des foules et analyse du Moi (1921). Les éléments de la foule sont en effet aliénés car ils aiment un même objet, le Christ, le Führer, le Parti, la Shariâ, qu'ils substituent de la sorte à l'« idéal du moi ». Le fondamentalisme - plus indépendant de la dictée de la contingence qu'il n'y paraît - exprime de ce fait le refus culturel du sur-moi, lequel traduit la prégnance de l'hétéronomie - cet « état de la volonté qui puise hors d'elle-même, dans les impulsions ou dans les règles sociales, le principe de son action ». Il y a là manifestement Malaise dans la civilisation. Pour Freud, « un grand changement n'intervient que lorsque l'autorité est intériorisée par l'érection d'un sur-moi. Or, en consacrant l'autonomie sociale et morale du sujet, la liberté se montre irrévérencieuse à l'égard des normes religieuses, sociales, culturelles, politiques qui président à l'hétéronomie de la volonté. La liberté, dans la rigueur du terme, concerne les possibilités ouvertes à l'action : plus elles sont restrictives moins il y a de liberté. Sur ce point comme sur d'autres, l'autoritarisme et le fondamentalisme tombent d'accord : tous les deux s'emploient à restreindre le champ d'expression des libertés (syndicales, politiques, religieuses, intellectuelles, culturelles, individuelles, etc.) ; le premier pour protéger la citadelle de l'autocratie, le second pour cuirasser la communauté de foi. « L'on immole à l'être abstrait les êtres réels ; l'on offre au peuple en masse l'holocauste du peuple en détail », écrivait, à l'aube du XIXe siècle, Benjamin Constant, l'auteur de De la liberté chez les Modernes.