L'Algérie couve avec autant de constance que de superbe une contradiction qui l'enferre, depuis l'indépendance, sinon avant, dans un cul-de-sac indissociablement culturel et politique : si elle n'est pas théocratique, en l'occurrence islamiste, elle n'est guère davantage un Etat laïcisé dans lequel le religieux relèverait de la sphère privée et non plus publique. On le sait, l'article 2 de la Constitution algérienne décrète « l'Islam religion d'Etat ». Deux conséquences majeures découlent de cet article constitutionnel, fondamental entre tous. La première installe la religion au fondement de l'Etat ; en procédant de la sorte, elle procède plus de la théologie politique que de la « religiosité tactique ». La seconde, plus instrumentale que normative, légalise, on ne peut plus ouvertement, l'instrumentation de l'Islam par l'Etat. Les avocats modernistes et/ou laïcs de cette disposition constitutionnelle avancent l'argument selon lequel l'Etat - incarnation de la raison - devrait être le seul détenteur du monopole de la religion, de la même façon qu'il est le détenteur du monopole de la violence physique légitime. Le raisonnement ne résiste pas à l'examen : la privatisation de l'Etat a conduit - de Ben Bella à Bouteflika en passant par Boumediene et Chadli - à l'instrumentation de le religion à des fins de légitimation politique. Le thèse est d'autant plus irrecevable qu'elle bute sur une aporie irrévérencieuse : si la modernité politique signifie par définition la différenciation entre le religieux et le politique, le sacré et le temporel, comment prétendre alors réaliser la première tout en consacrant la négation de la seconde ? Le lien matriciel entre le politique et le religieux n'est pas que d'ordre constitutionnel ; il profite également d'une profondeur culturelle. Pour aller à l'essentiel, on peut soutenir, dans les pas de l'historien Mohammed Harbi, que le discours du nationalisme populiste algérien a pris l'allure d'un transfert de la ferveur religieuse. Formé dans l'urgence de la lutte anti-coloniale, le populisme plébéien n'a pas opéré, en Algérie, une rupture culturelle avec le mysticisme populaire, le patriarcat, le code de l'honneur, les solidarités tribales, claniques, etc. Contrairement à une légende établie, « c'est sur un terrain largement irrigué par les archaïsmes qu'a pu reverdir l'arbre de feu nationaliste », écrit avec une grande lucidité intellectuelle l'auteur de L'Algérie et son destin. Croyants ou citoyens. C'est du reste ce que reconnaît Abane Ramdane dans son fameux entretien avec Francis et Colette Jeanson : « Les Chinois menaient à la fois la résistance nationale et la révolution sociale [...] Pour nous, le deuxième problème ne se pose pas. » Le nationalisme algérien, toute jactance idéologique mise à part, était par conséquent davantage porteur d'une communauté de foi que d'une société de citoyenneté, l'utopie islamiste surdéterminant in fine le projet nationaliste. Les foyers de modernité, s'ils n'étaient pas absents, n'en étaient pas moins minoritaires et en définitive peu influents sur les masses plébéiennes - exaltées par le nationalisme populiste après avoir été humiliées par la domination coloniale. Si pour certains nationalistes, le rapport à la religion était d'ordre purement tactique, pour d'autres, ce rapport était d'ordre plutôt normatif. La prééminence idéologique de ces derniers n'a pas tardé à se formaliser, le Code de la nationalité de 1963 définissant la nationalité sur une base religieuse et non point civique ! Les conditions idéologiques, culturelles et politiques étaient ainsi réunies, dès l'indépendance, à l'émergence de l'islamisme politique - lequel ne se prive pas pour revendiquer haut et fort sa parenté avec le projet nationaliste. En tant que courant idéologique, aujourd'hui représentatif de larges couches sociales, l'islamisme radical est fondé, par ailleurs, à se réclamer de... l'article 2 de la Loi fondamentale pour revendiquer son accès à la légalité politique. Est-ce pour atténuer les effets de cette intenable contradiction que le régime s'oriente de plus en plus vers une islamisation par le haut ? Ce serait une échappatoire de plus au vrai changement, celui du système de gouvernement.