La justice turque a placé, hier, en détention les fils de deux ministres proches du Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, pour une affaire de corruption sans précédent qui éclabousse et déstabilise le sommet de l'Etat turc, à quatre mois des élections municipales. Comme lors de la fronde antigouvernementale de juin dernier, M. Erdogan a riposté, quelques heures plus tard, en dénonçant un complot émanant de Turquie et de l'étranger destiné à faire tomber son gouvernement. «Tout ceci est un sale complot contre la volonté nationale», a vitupéré le Premier ministre devant des milliers de fidèles à Samsun (Nord). «Nous allons mettre un terme à ce vilain jeu de la même façon que nous avons mis un terme (aux manifestations de) Gezi» en juin, a-t-il menacé. Très remonté, M. Erdogan en a profité pour menacer d'expulsion les diplomates étrangers «engagés dans des actions de provocation», dans une mise en garde voilée à l'adresse de l'ambassadeur des Etats-Unis. Selon des médias pro-gouvernementaux, Francis Ricciardone aurait évoqué, devant des collègues européens, le rôle de la banque publique turque, Halk Bankasi, dans des ventes illégales d'or à l'Iran, au cœur du scandale politico-financier en cours. Une patate chaude… Sur son compte twitter, M. Ricciardone a répondu que son pays n'avait «rien avoir» avec l'enquête. Après quatre jours de controverses, l'étau s'est resserré autour du gouvernement avec l'inculpation et le placement en détention provisoire de Baris Güler et Kaan Caglayan, les fils des ministres de l'Intérieur, Muammer Güler, et de l'Economie, Zafer Caglayan. Selon les médias turcs, ces deux personnalités sont soupçonnées de corruption, de fraude et de blanchiment d'argent pour avoir participé à des ventes d'or et des transactions financières illégales entre la Turquie et l'Iran sous embargo. Halk Bankasi a démenti fermement ces accusations. Le PDG de cette banque, Suleyman Aslan, et l'homme d'affaires originaire d'Azerbaïdjan Reza Zerrab, considéré comme le cerveau de l'opération, ont également été mis sous les verrous. Inculpés dans deux autres volets de cette affaire à tiroirs, le fils du ministre de l'Environnement, Erdogan Bayraktar, Abdullah Oguz Bayraktar, le magnat des travaux publics Ali Agaoglu, patron du groupe éponyme, et le maire du district stambouliote de Fatih, Mustafa Demir, membre du Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir, ont eux été laissés en liberté jusqu'à leur procès. Ce deuxième groupe de personnalités est soupçonné de corruption dans le cadre de deux affaires distinctes de marchés publics immobiliers. Sérieusement ébranlé par cette tempête politico-financière, le pouvoir islamo-conservateur, qui avait affiché la lutte contre la corruption en tête de ses priorités, a lancé une purge sans précédent dans la hiérarchie de la police. M. Erdogan reproche à la grosse cinquantaine d'officiers démis de leurs fonctions depuis mardi, dont le préfet de police d'Istanbul, des «abus de pouvoir», en l'occurrence de ne pas avoir mis dans la confidence leur tutelle politique de l'enquête qui la vise. Erdogan agite la théorie du complot Comme le chef de son gouvernement, le vice-Premier ministre, Bülent Arinç, a dénoncé leur rôle vendredi soir, à la clôture des débats au Parlement sur le budget 2014, dans «une campagne de lynchage contre le gouvernement». M. Erdogan n'a pas nommément cité les responsables de cette «conspiration». Mais tous les observateurs ont reconnu, dans sa mise en cause, la puissante confrérie du prédicateur musulman Fetullah Gülen, très influente dans la police et la magistrature. Alliée de l'AKP depuis son arrivée au pouvoir en 2002, cette organisation est entrée en guerre contre le gouvernement à cause d'un projet de suppression d'écoles privées, illustrant les failles qui lézardent désormais la majorité. Dans un discours diffusé par ses porte-voix habituels, Fetullah Gülen, qui vit aux Etats-Unis, est sorti pour la première fois de sa réserve pour dénoncer la vague de limogeages ordonnée dans la police. «Ceux qui ne voient pas le voleur mais s'en prennent à celui qui essaie de l'attraper (...) que Dieu incendie leur maison, ruine leur foyer et détruise leur unité», a lancé le prédicateur, cité par le quotidien turc Zaman, proche de son organisation. De son côté, l'opposition, donnée largement battue aux élections municipales de mars 2014, multiplie les appels à la démission de M. Erdogan et des membres de son gouvernement cités dans l'affaire. «La Turquie a besoin d'une classe politique et d'une société propres», a lancé Kemal Kiliçdaroglu. Afin de limiter le coût politique de cette affaire, M. Erdogan pourrait décider de percer l'abcès en se débarrassant des ministres mis en cause à l'occasion du remaniement prévu d'ici à la fin du mois pour remplacer les ministres candidats aux municipales, selon des sources proches du gouvernement.