La justice turque a prononcé ses premières inculpations dans le cadre de la spectaculaire opération anticorruption qui éclabousse le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, de plus en plus contesté à quatre mois des élections municipales. Au terme de trois jours de garde à vue, le parquet d'Istanbul a ordonné, dans la nuit de jeudi à vendredi, le placement en détention de 8 des dizaines de personnes interpellées mardi à l'aube à Istanbul et Ankara par la direction financière de la police lors d'un coup de filet qui a créé une tempête politique inédite au sommet de l'Etat turc. Le défilé des gardés à vue a repris hier matin dans le bureau des procureurs d'Istanbul, où sont attendus les fils des trois ministres de l'Economie, de l'Intérieur et de l'Environnement, le patron de la banque publique Halk Bankasi, Suleyman Aslan, et le maire du district stambouliote de Fatih, Mustafa Demir, membre du Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir. Tous sont soupçonnés de corruption, de fraude et de blanchiment d'argent dans le cadre de trois enquêtes liées à des marchés publics immobiliers et de transactions d'argent et d'or entre la Turquie et l'Iran sous embargo. Depuis quatre jours maintenant, la presse turque expose les détails de cette affaire, plongeant un peu plus dans l'embarras un gouvernement islamo-conservateur qui avait érigé en priorité la lutte contre la corruption. Les chaînes de télévision ont ainsi diffusé des images d'épaisses liasses d'argent liquide saisies chez le fils du ministre de l'Intérieur, Muammer Güler. Le président du principal parti d'opposition, le Parti républicain du peuple (CHP), n'a pas manqué l'occasion hier pour exiger à nouveau la démission de M. Erdogan. «Dans ce pays, tout est fait en vertu de ce qui sort de la bouche d'un dictateur», a accusé Kemal Kiliçdaroglu, «la Turquie a besoin d'une classe politique et d'une société propres». La main de Fetullah Gülen ? Dans la foulée du préfet de police d'Istanbul, Huseyin Capkin, jeudi, le gouvernement a continué hier à nettoyer les rangs de la police en renvoyant 14 gradés de plus, cette fois à la direction générale de la police d'Ankara. Au total, près d'une cinquantaine d'officiers et directeurs ont été victimes de cette purge depuis le début de l'affaire, mardi. Comme un symbole de cette reprise en main politique de la police, la presse turque s'est plu à rapporter que le nouveau préfet de police d'Istanbul, Selami Altinok, avait rallié Istanbul pour prendre ses fonctions dans le même avion que M. Erdogan. Le chef du Parti nationaliste (MHP) Devlet Bahçeli a raillé la «panique» et le «sentiment de culpabilité» révélés, selon lui, par ces purges. Comme il l'a fait lors de la fronde antigouvernementale qui a secoué son pays en juin, M. Erdogan a brandi mercredi la théorie du complot et accusé un «Etat dans l'Etat» d'être à l'origine de cette «sale opération» destinée à le salir. Même s'il ne l'a pas nommément citée, tous les observateurs ont vu dans cette mise en cause la manifestation d'un divorce entre le pouvoir et la puissante confrérie du prédicateur musulman Fetullah Gülen, très influente dans la police et la magistrature. Alliée du Parti de la justice et du développement (AKP) depuis son arrivée au pouvoir en 2002, cette organisation est entrée en guerre contre le gouvernement à cause d'un projet de suppression d'écoles privées, dont elle tire une partie de ses revenus. Serait-ce donc vraiment le début de la fin de M. Erdogan, comme le soutiennent de nombreux spécialistes de la Turquie ?