«Le seul sport que j'aie jamais pratiqué, c'est la marche à pied quand je suivais les enterrements de mes amis sportifs.» Bernard Show Il raconte sa vie, une sorte de poème, presque une œuvre musicale, comme l'a été sa carrière sportive pleine d'élégance au Gallia et surtout à l'USMA Alger, où il n'a laissé que des souvenirs heureux. La crudité des aveux donne davantage d'ampleur à ses dires où, pêle-mêle, il est question de sensations, d'émotions perdues et retrouvées qui s'ouvrent et se ferment d'ailleurs par la même phrase : «J'aime à mourir l'Algérie ma terre natale.» Plus d'un demi-siècle après, l'allure est la même, la mémoire vive et peu sélective. Quand il parle d'Alger sa ville, il revit, rajeunit. Alger la prenante, la surprenante, parfois la déchirante. Pour dire la vérité, on s'attendait à un bavardage interminable et inutile comme il sied aux tenants de la «tchatche» si chère aux pieds-noirs et aux gens de sa génération. Il n'en fut rien. De sa voix douce, Freddy raconte sa vie tout simplement, pudiquement, en vous tirant presque par la manche pour vous narrer une histoire cocasse vécue il y a longtemps. Lorsqu'il vient à Alger, il rencontre tous ses amis. Cette fois-ci, il a demandé à voir Lalmas souffrant et Nassou également touché par la maladie. C'est Kalem, avec lequel il a dîné, qui s'est chargé de l'emmener chez ces deux «monstres» du football algérien. «Lorsque il a appris l'état de leur santé, Freddy s'est mis à pleurer…», confie Mokhtar Kalem. Naissance à Belcourt Freddy est né en 1942 au 9, rue Adolphe Blasselle, à Belcourt, en face du cinéma Musset, actuellement Nacera Nounou. Mais sa famille déménagea, lorsqu'il avait deux ans, au 85 rue Sadi Carnot (actuel Hassiba) Champs de Manœuvres. C'est là qu'il a grandi : «Je fréquentais le premier groupe, ensemble de bâtiments au nombre de onze qui font face à la Centrale syndicale. C'est là que je tapais dans le ballon dans l'enceinte même et au pied de l'immeuble. J'ai fait l'école Chazot et le collège (lycée El Idrissi). Dès la sortie des cours, nos cartables faisaient office de buts et on jouait des parties interminables. A 10 ans, j'ai été intégré au Gallia où j'ai franchi toutes les catégories en étant à chaque fois champion.» Le football était un jeu, une émotion, peut-être brouillon mais porteur de valeurs, dont la solidarité et la fraternité n'étaient pas les moins en vue. La notoriété de Freddy s'affirmera à ses vingt ans, lorsqu'il rejoindra l'USM Alger à l'indépendance. «Ça devait être en octobre ou novembre 1962, mon père Alexis Zemmour est parti d'Alger. Le pauvre avait vécu une année catastrophique. Ma mère l'avait quitté. Il est parti en France où il a vécu chez ma sœur à Paris dans le XVIIIe dans un petit appartement. A 57 ans, il n'avait pas trouvé de boulot, il en est mort à 64 ans. On peut dire qu'il a eu une fin de vie très malheureuse. Ma mère était restée à Alger, elle s'occupait de la gérance de l'hôtel des Etrangers, près du Tantonville. Bob Belbekri, qui avait joué avec moi au Gallia, a dû savoir que maman était là. Il est allé la voir pour lui dire de me laisser m'entraîner avec lui au stade de Saint-Eugène. Un jour, je débarque avec mon sac au stade. Belbekri m'a présenté à Bentifour, et voilà comment j'ai intégré l'USMA à la fin de l'année 1962…». Les souvenirs se bousculent dans sa tête, mais il en est qui restent gravés à jamais dans sa mémoire. L'USMA c'était plus qu'une équipe, c'était une famille. Ce qui l'a marqué ? «Notre défaite en quarts de finale de la coupe d'Algérie au stade municipal, en 1964, contre l'ESS. On encaisse un but bête sur coup franc. C'est Bentifour dans le mur qui a dévié la balle de la tête, qui est allée mourir au fond des filets de Boubekeur, pris à contre-pied. On était dans tous nos états, surtout Boubekeur, c'est mon plus grand regret, d'autant qu'à quelques minutes de la fin, j'avais la balle de match, j'étais sûr de moi, mais le cuir s'est envolé… ça m'a marqué, car on avait déjà perdu contre l'Entente à Constantine en 1963 pour le compte des demi-finales. On menait 2 à 0. Il ne restait qu'une poignée de minutes. On a été rattrapés au score et perdu 4 à 2 après prolongations, c'était rageant ! » C'était le foot qui se donnait le bon temps devant des foules enthousiastes qui avaient besoin de ce défouloir après tant d'années de privations. Aussi, Freddy n'a pas que des souvenirs sombres. «Je me souviens aussi du championnat d'Algérie disputé en poules où on avait gagné contre l'USM Annaba en demi-finales et face au MCA en finale. Je n'avais pas joué, je n'étais pas blessé. Je crois que Bentifour avait voulu me préserver ce jour-là.» Mais ce qui a le plus impressioné Freddy, c'est le rituel qui précédait les matches. «A l'échauffement, c'étaient les applaudissements nourris et combien galvanisateurs des supporters. On avait la chair de poule. On était déjà motivés pour gagner.» Son plus mauvais souvenir restera la défaite face à l'ESS en 1964 et surtout les agressions dont il a fait l'objet sur les terrains. élégant et éfficace «Deux ou trois fois seulement en 6 ans, j'étais agressé par des imbéciles. Peut-être parce que j'étais Français ou à cause de ma confession juive ? Ce qui est sûr, c'est que les joueurs et les dirigeants m'ont toujours protégé…». Freddy, joueur de talent est aussi connu pour son élégance et son fair-play sur les terrains. Rien à avoir avec les frères Zemmour, originaires de Sétif, dont les carrières criminelles avaient défrayé la chronique durant les années 1970 en France. «Mon père et ma mère sont nés à Alger au début du siècle dernier, où ils ont de solides racines. Ils parlaient l'arabe couramment dans la communauté judéo-arabe qui habitait la rue Marengo, dont Roger Hanin leur proche voisin.» Freddy a joué à l'USMA de 1962 à 1968 aux côtés de Meziani, Bernaoui, Krimo, Bentifour, Tadilou… Lorsqu'il vient à Alger, comme cela lui arrive souvent, il est toujours chez lui, parmi ses frères. «Un jour, en 1987, raconte-t-il, je suis revenu avec ma deuxième femme qui ne connaissait rien à l'Algérie. On y est restés un mois. Au départ de Marseille déjà, les employés au niveau du ferry m'avaient reconnu. Le commandant, supporter de l'USMA, m'avait fait l'insigne honneur de m'inviter à sa table. Ma femme n'en revenait pas. Elle en était étonnée et fière à la fois», se rappelle-t-il avec une belle lueur dans les yeux. Freddy se souvient aussi qu'il avait fait le tour d'Algérie avec son épouse émerveillée par les paysages variés, dont le majestueux balcon du Roufi près de Batna. «C'était extraordinaire, un ruban vert coulant au fond d'un canyon tout rouge. Un monsieur d'un certain âge s'avance vers ma femme qui lui vante ce décor naturel. Ce site est merveilleux, l'endroit est d'une beauté rare, lui dit-elle. Et qu'est-ce qu'il répond ? ‘‘Certes, le lieu est magique, mais il y a plus beau que cela, c'est la liberté''. Il voulait évoquer la guerre et les sacrifices consentis pour jouir de l'indépendance. Ce monsieur avait une baraque où il vendait des souvenirs. Il nous fait rentrer. Et qu'est-ce que je vois accroché au mur ? Une photo de l'USMA. J'étais interloqué de la voir, ici perdue au bout du monde. Quand j'ai demandé des explications, le vieux m'a fait savoir qu'il était instituteur à Alger dans les années soixante et qu'il supportait l'USMA parce qu'elle incarnait l'élégance et le jeu académique. Il a poursuivi : ‘‘Il y avait au sein de l'équipe un joueur qui s'appelait Freddy Zemmour qu'on aimait bien''. Quand il a prononcé mon nom, je ne savais quoi dire. Pudiquement et presque en m'excusant, je lui ai rétorqué que ce joueur c'est moi, en chair et en os ! Après un long silence, ses yeux ont brillé et il est allé nous ramener une chorba toute chaude, que nous avons goulûment dégustée ma femme et moi. Ça, c'est extraordinaire et ma femme en avait les larmes aux yeux.» Dans ses dires, l'émotion est parfois à son comble lorsqu'il évoque ses amis disparus ou son meilleur coéquipier Belbekri. «Mon frère, on a commencé ensemble et terminé ensemble, tout le monde s'accordait à dire qu'on était la meilleure paire de demis de l'époque. Et je crois qu'ils n'ont pas eu tort», complète-t-il ironiquement. Freddy a une pensée sincère pour Abdelaziz Bentifour, «un homme avec un grand H, qui s'est conduit en véritable gentleman aussi bien sur les terrains qu'en dehors.» Nostalgique Freddy ? «Bien sûr que oui. Quand je viens à Alger, tous mes amis et même ceux qui ne me connaissent pas veulent prendre des photos avec moi. J'ai chaud au cœur et j'en pleure de bonheur.» Récemment au stade Bologhine, il a assisté au match de coupe. Il en est sorti quelque peu déçu parce que l'USMA a été éliminée par la JSK. «L'attaque a manqué d'imagination et de réalisme. La finition n'était pas au rendez-vous, mais l'équipe est bonne et Zemammouche égal à lui-même. Il faut encore travailler pour combler les lacunes», suggère-t-il. Le foot depuis a beaucoup évolué. Il est devenu un phénomène de société universel dans lequel les nations coincées et diluées dans la globalisation peuvent au moins revendiquer leur identité. «Ce n'est pas la même chose, on jouait pour plaire. Aujourd'hui, les enjeux sont autres et le jeu se durcit de plus en plus. Les joueurs sont trop gâtés et se croient arrivés. Avant, on n'avait pas besoin de tout ça.» La violence, l'affairisme, la corruption, c'est depuis quelques années l'autre face de ce formidable exutoire, qui en fait le sale gosse de son temps, dévoilé dans toute sa nudité dans les spectacles qu'il offre à grande échelle grâce à la télévision qui en fait un commerce très lucratif. «Effectivement, les choses ont commencé à se gâter quand l'argent ne s'est plus contenté de soutenir le football, mais s'est mis en tête de le posséder.» Pour nous les rêveurs, le foot a perdu son côté romantique, ses symboles bouffés par la mondialisation à tout-va, où la solidarité de groupe est de plus en plus rognée par les stars qui le perçoivent désormais comme un sport individuel, où le groupe est à la disposition de la vedette. Pour Freddy, le football dépersonnalisé n'est plus ce qui il était. Le joueur qui se donnait du plaisir ressemble à une marchandise ! le foot n'est plus ce qu'il etait L'Algérie au Mondial du Brésil. «C'est une fierté, le groupe de l'Algérie ce n'est pas le top, mais n'est pas aussi faible qu'on le dit. Moi, je ne suis pas coupé des réalités, je les vois à la télé et j'ai bon espoir qu'ils accèdent au deuxième tour ! Il y a une notion que je mets toujours en avant, c'est le respect… Il faut respecter autrui. Et, à partir de là, tout va s'enchaîner… C'est le conseil que je donne aux jeunes générations…». Freddy pourrait s'étaler des heures et des heures sur sa vie et surtout sur sa carrière de footballeur dont il tire légitimement une certaine gloriole. En 1964, il fonde une famille. Il épouse une Française dont le père exerçait à Alger en qualité d'expert-comptable. «Je me suis marié au consulat d'Alger, j'ai eu deux enfants, Bruno né à la clinique Debussy en 1965, et Sandrine conçue en Algérie et née en 1969.» Son fils est-il un mordu du football ? Le pratique-t-il aussi assidûment que son paternel ? «Non, il a fait de l'athlétisme.» Peut-être que son désamour pour le football est-il ancré en lui parce que ce sport lui a trop pris son père ? Qui sait ? En tout cas, si le jeune Bruno ne s'est pas tracé une bonne carrière dans le foot, il a réussi amplement sa vie professionnelle. «Il est vétérinaire nommé à la Commission européenne, il est responsable du contrôle sanitaire au niveau de toutes les frontières de France.» Quant à Freddy, il avait durant son séjour à Alger passé un diplôme de programmeur chez IBM. «En France, j'ai fait une carrière d'informaticien, j'ai grimpé les échelons pour devenir directeur adjoint du groupe Martini France, nommé également responsable immobilier du même groupe. J'ai terminé à ce poste en 1999, où j'ai fait valoir mes droits à la retraite.»