Un ouvrage qui vient prouver que le personnage reste à découvrir... Un tombeau pour Jean Sénac, l'expression est presque un oxymore. En effet, cet ouvrage collectif, paru aux éditions Aden dont il faut saluer l'exigence intellectuelle et le perfectionnisme éditorial, reconstitue l'image d'un poète plus vivant que jamais. Enterré de son vivant dans sa cave-vigie, rue Didouche Mourad (ex Elysée Reclus), sa poésie est encore vivante par ses lecteurs passionnés. De son vivant, Sénac effrayait doublement, et des deux côtés de la Méditerranée, par son engagement inconditionnel pour l'indépendance de sa patrie, l'Algérie, et par son homosexualité, rappelle Guy Dugas en épitaphe. Mais Sénac est d'abord un être textuel et poétique et le mieux est de l'approcher par son œuvre. Christiane Chaulet-Achour, qui montre comment le poète se met en scène dans ses textes, rappelle, citant Marie Virolle : «Jean ne peut se réduire à ces quelques portraits. Il faut plonger dans ses textes pour entrevoir le tumulte et le chatoiement de ses mers intérieures». Ce Tombeau pour Sénac propose plusieurs portes d'entrée dans cette œuvre polyphonique, poétique mais aussi théâtrale, avec une tragédie inédite intitulée Soleil interdit, analysée par Dominique Combe, et romanesque. Camille Tchéro souligne à ce propos l'obsession du père absent dans le roman Ebauche du père où l'auteur règle ses comptes avec son père biologique inconnu et son père en littérature, Albert Camus, auquel il ne pardonnera pas le silence durant la guerre de libération. Faute de se découvrir un père, Sénac trouvera une patrie qu'il aimera passionnément. Né en Algérie d'une mère espagnole, Sénac ne démordra jamais de son engagement en faveur de l'indépendance. Il donnera tout à son pays, non seulement par son engagement poétique, mais aussi en animant la scène culturelle à travers des émissions de radio, des articles dans la presse algérienne et l'Union des Ecrivains Algériens, dans laquelle il jouera un rôle important. Sénac a aussi accompagné de ses conseils bienveillants toute une jeune génération de poètes. C'est ce dont témoignent avec émotion Salah Guemriche et Hamid Tibouchi. «Je me souviens de lui comme d'un Saint», écrit ce dernier dans un beau poème. La juste admiration du poète nous ferait toutefois craindre que ce Tombeau pour Sénac se transforme en mausolée de Sidi Sénac. Cela ne serait pas dans l'esprit de cet homme qui aspirait à être populaire (au sens premier de : «ce qui appartient/émane du peuple»). Hamid Nacer-Khodja (qui dirige l'ouvrage et y joint une bibliographie quasi exhaustive de 86 pages !) met en avant le souci du peuple qui habitait le poète. Il «privilégie le peuple à l'élite dans son discours esthétique», résume-t-il. Cet amour sincère du peuple n'ira pas sans une «naïveté idéologique», assumée du reste, qui exaspérera certains intellectuels algériens. Son ami Mostefa Lacheraf le traitera même de «poète laudateur», tandis que Kateb Yacine et Malek Bennabi (fait rarissime!) se mettront d'accord pour fustiger le fameux «Belle comme un comité de gestion» paru dans le long poème Citoyens de beauté, qu'il faut lire en intégralité pour en sentir la portée poétique et politique. En effet, ce poème est loin de se résumer à une ode glorifiant l'idéologie dominante. La série des «belle comme» dans le texte de Sénac rappelle, nous semble-t-il, le véritable coup de pied dans la poétique française signé Isidore Ducasse (Comte de Lautréamont) dans Les chants de Maldoror. Au XIXe siècle, ce poète francophone d'origine uruguayenne torpillait la comparaison avec une rafale de «beau comme» dont le plus fameux «Beau comme la rencontre fortuite d'un parapluie et d'une machine à coudre sur une table de dissection» sera célébré, au siècle suivant, par André Breton comme l'expression pure de la poésie surréaliste. Mais il n'y a pas que cela… Nacer-Khodja rapporte l'explication de Jean Sénac qui met fin à tout malentendu : «C'est en me promenant à quelques kilomètres d'Alger, sur le bord de la mer (à la Pointe-Pescade), que j'ai découvert un merveilleux café, décoré avec un goût exquis. C'était un comité de gestion. Il me plut tellement que j'y revins quelques jours après avec Ernesto Che Guevara. Celui-ci ayant posé sa cigarette allumée sur le bord du comptoir se fit vertement réprimander par le gérant, un authentique maquisard de l'ALN (Bachir). J'expliquais au gérant que son interlocuteur était ‘‘Che'' Guevara, l'adjoint de Castro, mais il ne fut nullement impressionné. ‘‘C'est justement parce que c'est lui que je lui parle comme ça, répondit-il, car ce comptoir est le bien du peuple''». Impressionné par la fougue du gérant, Sénac en fit un poème «Beau comme la certitude de Bachir». C'est dans le génie des citoyens de beauté que se ressourçait la poésie de Sénac. Et c'est cela qui fait de lui un des plus authentiques poètes algériens. «Tombeau pour Jean Sénac», ouvrage collectif sous la direction de Hamid Nacer-Khodja, Editions Aden, Alger, octobre 2013.