La première guerre du Golfe et les conflits des Balkans vont faire apparaître l'Europe comme un simple supplétif des Etats-Unis. La crise irakienne fut une source de division et démontra les limites de la politique étrangère commune qu'elle ambitionne de mettre en place. Les récentes initiatives de l'Union européenne en direction de ses voisins arabes du Sud et ses velléités en direction des pays arabes du Golfe à travers la politique européenne de voisinage (PEV) dans laquelle sera fondue la politique euro-méditerranéenne (PEM) dès 2007, se veulent une réponse à l'initiative du Grand-Moyen-Orient. Apporter sa touche à toute œuvre de paix Les deux approches risquent de connaître le même sort : se briser sur les écueils de l'hostilité des régimes et des peuples de la région, hostilité nourrie surtout par l'absence de perspectives dans le règlement du conflit israélo-arabe, devenu plus que jamais un mirage et l'occupation de l'Irak. L'arrivée du Hamas au pouvoir en Palestine par la voie démocratique devrait donner à réfléchir sur une radicalisation du monde musulman qui n'est pas propre aux Palestiniens, mais concerne tous les peuples, faisant du Moyen-Orient la zone la plus volatile du monde. L'Europe maintient le dialogue avec l'Iran, mais celui-ci risque de tourner en rond, car, à elle seule, elle ne peut pas offrir à ce pays tout ce dont il a besoin, principalement dans le domaine sécuritaire. Elle est gênée dans ses efforts par l'attitude des Etats-Unis qui rejettent toute offre de sécurité en direction de l'Iran, toute idée de lever les sanctions qui pénalisent les sociétés qui investissent dans ce pays et tout dialogue direct avec le gouvernement iranien. Cela étant, si l'Europe ne peut pas encore être un contrepoids pour les Etats-Unis, elle est un partenaire indispensable au Moyen-Orient dans toute œuvre de stabilisation de cette région. Ses intérêts sécuritaires convergent avec ceux de son grand allié. Il reste pour les deux parties à s'entendre sur les intérêts économiques qui deviennent d'une extrême sensibilité dans le domaine énergétique. C'est autrement plus difficile. 3 Les pays du Moyen-Orient, principalement les pays arabes, sont divisés et affaiblis, mais leur apport à toute œuvre de paix est incontournable et rien de durable ne pourra se faire sans eux ou contre eux. Les Arabes pourraient contribuer plus efficacement à la lutte contre les ADM si le projet de faire du Moyen-Orient une zone dénucléarisée était sérieusement pris en charge. (Depuis 1980, l'Assemblée générale de l'ONU adopte une résolution sur la création d'une zone exempte d'armes nucléaires au Moyen-Orient, une idée qui fut suggérée par l'Iran du Chah dès 1974 et reprise par le régime actuel parce qu'elle recoupe l'intérêt national). Cela passe par le préalable du démantèlement de l'arsenal nucléaire israélien. Les Arabes pourraient également apporter une aide plus efficace dans la lutte contre le terrorisme (dont le succès passe par l'adhésion des peuples) si l'Islam n'était plus assimilé à ce phénomène, dont les Arabes, et les musulmans ont le plus souffert et s'il y avait une perspective crédible de libération rapide des terres arabes occupées en Palestine et en Irak. 4 L'Iran qui se trouve au centre de la crise en cours, fait partie intégrante du Moyen-Orient et partage plusieurs préoccupations avec les pays arabes qui suivent de près les développements de la crise nucléaire. Comme eux, il a des intérêts à défendre et des préoccupations sécuritaires régionales et internationales. Le régime iranien, soumis depuis plusieurs années à une rhétorique des plus belliqueuses, ne serait pas insensible à des garanties de sécurité que seuls les Etats-Unis pourraient crédibiliser. Un dialogue entre les deux pays est incontournable. Il est abusif de présenter l'Iran comme une menace à la paix et à la sécurité internationales. Selon des experts sérieux, il est loin de maîtriser le processus conduisant à la fabrication de la bombe nucléaire et la diplomatie peut encore prendre tout son temps. Par ailleurs, les plus hautes autorités iraniennes ont déclaré à plusieurs reprises que les ADM étaient « inhumaines, immorales, illégales et contraires aux valeurs de l'Islam ». Ces déclarations devraient servir de ligne de conduite pour le gouvernement auquel le bénéfice du doute devrait être accordé sur les intentions belliqueuses qu'on lui prête. A titre de comparaison, l'Inde et le Pakistan n'ont jamais fait des déclarations aussi tranchées. Quant à Israël, il constitue un cas atypique. Il n'est ni raisonnable ni sage de vouloir appliquer à l'Iran des règles dont d'autres sont dispensées. Cependant, il est clair que le fait que ce pays ait soustrait certaines activités nucléaires au contrôle de l'AIEA pose problème. Dans l'intérêt de la sécurité collective, il doit discuter de bonne foi avec la communauté internationale et s'ouvrir totalement aux inspections de l'agence de Vienne pour ne pas la mettre dans l'impossibilité de déterminer la vraie nature de son programme nucléaire et faire ainsi le jeu de ses adversaires (la saisine du Conseil de sécurité fut pour le moins prématurée). Il doit également prendre des mesures de confiance comme la ratification du Protocole additionnel et du traité d'interdiction complète des essais nucléaires ou CTBT, en sigles anglais. Il faut signaler que l'entrée en vigueur le plus rapidement possible de ce traité dépend également des Etats-Unis qui en furent l'un de ses principaux promoteurs. Avec l'Iran, ils comptent parmi les 11 pays qui ne l'ont pas ratifié et dont la ratification est nécessaire pour son entrée en vigueur. Téhéran n'a pas de sites d'essais nucléaires et on peut supposer (bénéfice du doute) qu'il n'a pas l'intention d'en construire. Par contre, les Etats-Unis en ont et ne pas signer le CTB peut signifier qu'ils envisagent de mettre fin à leur moratoire et de reprendre un jour les essais nucléaires. L'Iran a déjà suspendu son programme d'enrichissement pour permettre à l'AIEA de faire la lumière sur son programme nucléaire. A-t-il été bien inspiré de le reprendre malgré l'opposition de ses interlocuteurs ? La réponse à cette question n'est pas aisée. Elle est tributaire de la réponse à une autre question : combien de temps faut-il à l'AIEA pour se prononcer définitivement sur la nature du programme nucléaire iranien ? Le moyen-orient névolue pas en vase clos Etant entendu que, pour plusieurs considérations, un pays ne peut pas suspendre son programme nucléaire au-delà d'un certain délai sans le mettre en péril. La région du Moyen-Orient n'évolue pas en vase clos. Des mesures additionnelles d'ordre international sont nécessaires dans le domaine sécuritaire. Nous citerons trois exemples : 1 La conclusion d'un traité qui interdirait la production de matières fissiles à des fins militaires. Pour en faire un véritable instrument de désarmement, il devrait impérativement prendre en charge la destruction des stocks existants. 2 La renonciation à l'emploi de toutes les armes nucléaires (s'inspirer des conventions sur les armes biologiques et chimiques), l'arrêt total et définitif du développement de tout nouveau système et la négociation d'un calendrier même indicatif pour la destruction des arsenaux existants conformément aux dispositions pertinentes du TNP (article VI), au document adopté par la conférence de révision de 2000 et à l'avis consultatif de la CIJ de 1996. Aujourd'hui, il est devenu patent, surtout après l'échec de la conférence de révision du TNP en mai 2005, que les puissances nucléaires n'entendent pas renoncer à l'arme nucléaire, considérée comme la garantie suprême de leurs intérêts vitaux, pour s'engager sur la voie du désarmement et, partant, satisfaire au respect de l'équilibre des obligations découlant du traité. 3 L'ouverture de discussions sur le TNP avec comme objectif un équilibre entre les droits des pays ayant renoncé aux armes nucléaires et les exigences de sécurité internationale. Il serait souhaitable d'explorer l'idée de constituer des consortiums qui seraient placés sous le seul contrôle de l'ONU, pour fournir le combustible nucléaire à tous les pays membres du TNP. Les sites des installations feraient l'objet d'accords internationaux et les équipes qui y travailleraient seraient multinationales et composées selon des règles conventionnelles. A cet effet, le projet expérimental International Thermonuclear Experimental Reactor (ITER), situé à Caradache, près d'Aix-en-Provence (France), est un exemple intéressant. Outre ces mesures, il convient également de réfléchir à quelques inconséquences enregistrées ces derniers temps et qui ne sont pas de nature à apaiser la situation. En voici quelques exemples : 1 Alors qu'ils accentuaient les pressions sur l'Iran pour le forcer à abandonner son programme d'enrichissement, auquel il a entièrement droit en sa qualité de membre du TNP, les présidents américains et français négociaient des accords de coopération avec l'Inde. Cela a été perçu comme une prime donnée à un pays qui a toujours refusé d'adhérer au TNP et qui a procédé à des essais nucléaires pas plus tard qu'en 1998, après avoir ignoré le CTBT dont il fut l'un des négociateurs en sa qualité de membre de la conférence de désarmement de Genève. 2 C'est aussi en pleine crise iranienne que le président Chirac prononça, en janvier dernier, son surprenant discours devant les équipages des sous-marins nucléaires de la base opérationnelle de l'île Longue (près de Brest), envisageant pour la première fois le recours à l'arme nucléaire pour faire face à certaines situations dont la défense des alliés ou des voies de navigation (le détroit d'Ormuz est une voie essentielle pour le transport du pétrole des pays du Golfe. Il est moins large que la Manche et peut être aisément obstrué par l'Iran dont la marine possède sa principale base à Bandar Abbas). Ceci a été perçu, à tort ou à raison, comme une reprise de la doctrine américaine d'attaque préventive contre toute menace potentielle et, partant, comme un coin enfoncé dans l'édifice du régime de non prolifération qui est davantage fragilisé. L'Iran peut s'estimer visé par cette extension du rôle des armes nucléaires, malgré les dénégations du Quai d'Orsay. (Il est utile de rappeler que Paris a adhéré tardivement au TNP et que Maurice Couve de Murville, ministre des Affaires étrangères, déclarait qu'on ne pouvait « empêcher l'accession de nouveaux Etats au cercle nucléaire que si celui-ci préparait sa propre disparition. Comment prétendre interdire aux autres, sauf renonciation volontaire de leur part, ce que l'on se permet à soi-même ? »). 3 Prétextant une éventuelle attaque de l'Iran, les Etats-Unis envisagent d'installer en Europe centrale, probablement en Pologne (Tchéquie ou Hongrie aussi), d'ici à 2011, un bouclier antimissile composé d'une dizaine d'intercepteurs. Ce serait une première hors des Etats-Unis. Cela ne serait pas pour plaire à Moscou qui n'a pas digéré la dénonciation unilatérale par Washington du traité ABM. 4 Enfin, Israël, dont l'aviation a détruit le réacteur irakien Osirak en 1981, multiplie les déclarations belliqueuses contre l'Iran et révèle qu'il travaille à la mise au point de missiles de croisière pour attaquer les installations nucléaires iraniennes en cas d'échec de la diplomatie occidentale. Actuellement, seuls les Etats-Unis et la Russie possèdent cette catégorie d'arme qui peut porter des charges nucléaires et qui, si elle entrait en possession d'un pays du Moyen-Orient, porterait la course aux armements à un niveau jamais encore atteint. Pour conclure, on peut dire que dans l'intérêt de la paix, le Moyen-Orient doit être stabilisé. Un lien transatlantique fort et une adhésion des peuples de la région sont indispensables pour assurer la réussite de cette entreprise nécessaire pour la sécurité collective. Les Etats-Unis ont peu à peu pris la place de l'Europe au Moyen-Orient, dont l'importance énergétique ne peut laisser aucun indifférent. Les deux parties ont des intérêts importants dans la région dont l'équilibre est une condition pour la paix. La prise en considération de ceux des pays composant cet espace est aussi incontournable. Il resterait à s'entendre sur un cadre approprié pour construire la paix. Pour les Arabes, l'ONU est le meilleur cadre, mais ils devraient être prêts à envisager d'autres formules pour peu qu'elles garantissent le respect du droit international et mettent hors jeu les solutions préparées en dehors de toute consultation avec les pays de la région et imposées par des pressions politiques et économiques.