Lorsque la guerre éclata en Irak, en mars 2003, l'une des questions qui revenaient le plus était : « A qui le tour ? » Le nom de l'Iran, pays de « l'axe du mal », n'était jamais loin. D'où les craintes nourries par la communauté internationale, singulièrement au Moyen-Orient, depuis le déclenchement de la crise du nucléaire iranien. Les Etats-Unis sont le fer de lance de cette autre croisade contre la prolifération. Ils ressortent les mêmes arguments qu'ils avaient avancés pour justifier leur occupation de l'Irak, bien que ceux-ci se soient révélés rapidement fallacieux. Depuis, ce pays s'est transformé en bourbier pour Washington qui peine à trouver une solution viable pour sortir de ce guêpier, tout en préservant ses intérêts, en mauvaise conscience pour la communauté internationale qui a laissé l'agression se perpétrer et se perpétuer et en nouveau havre pour le terrorisme auquel l'Administration Bush a déclaré la guerre après le 11 septembre. Dans leur équipée irakienne, les Etats-Unis n'avaient pas bénéficié de l'aide de tous leurs alliés de l'Otan, car ils avaient tourné le dos au multilatéralisme, divisant l'Europe et fissurant l'Alliance atlantique. Vont-ils pouvoir refaire l'unité de l'Occident face à l'Iran ? Si oui, à quelle fin et à quelles conditions ? Le front occidental se présente plus uni cette fois-ci, mais la question des intérêts des uns et des autres n'est pas encore réglée et ne semble pas partie pour l'être. Par ailleurs, la crise iranienne a révélé une crise globale de la non-prolifération et de la sécurité collective qui nécessite une solution radicale dont une guerre ne serait pas porteuse. L'occupation de l'Irak, ajoutée à celle de la Palestine, a accru l'instabilité chronique du Moyen-Orient qui n'a pas besoin d'une nouvelle guerre, mais de stabilité. Celle-ci est-elle possible ? En tout cas, elle passe par le dialogue et la prise en charge sérieuse des intérêts de tous les protagonistes et en premier lieu ceux des pays de la région. À menace virtuelle, guerre réelle Le 11 septembre a été l'occasion d'une grande et rare communion entre les Etats-Unis, victimes d'attaques terroristes spectaculaires et meurtrières sur leur propre territoire, et le reste de la communauté internationale. Le monde entier compatit spontanément et sincèrement avec le peuple américain. Fait sans précédent dans l'histoire de l'Otan, les alliés activèrent l'article 5 du Traité de Washington. Ce fut un moment privilégié pour les Etats-Unis autour desquels se fit une union sacrée contre le terrorisme auquel ils avaient aussitôt déclaré la guerre. Cet état de grâce ne dura pas longtemps en raison des maladresses politiques et diplomatiques américaines qui culminèrent avec l'invasion de l'Irak, en mars 2003. Elle fut la première application de la doctrine de la guerre préventive, rendue publique en septembre 2002, par l'Administration Bush. Sous le couvert de la lutte contre les groupes terroristes et les « Etats voyous », elle permet aux Etats-Unis de se fixer arbitrairement des ennemis et de les attaquer sous prétexte qu'ils constituent une menace pour sa sécurité. Elle consiste à répondre à une menace virtuelle par une guerre réelle. Elle est perçue comme une véritable doctrine de la guerre d'agression. L'invasion de l'Irak, qui eut lieu sans autorisation du Conseil de sécurité, fut une parfaite illustration d'un unilatéralisme rejeté par la communauté internationale qui n'adhéra pas aux objectifs (prétextes) avancés par Washington pour justifier son acte jugé illégal et illégitime. Deux de ces objectifs étaient d'ordre sécuritaire et le troisième d'ordre moral : 1 Les Etats-Unis soutenaient mordicus, y compris devant le Conseil de sécurité, que l'Irak possédait des Armes de destruction massive (ADM). Or, tous les efforts des inspecteurs de l'ONU puis ceux des experts américains, ces derniers efforts menés - il faut le souligner - dans un pays occupé où tous les sites, tous les témoins et tous les documents étaient accessibles, n'ont pas permis de trouver la moindre preuve pour donner une quelconque consistance à cette accusation. Peu de temps après l'entrée des troupes américaines à Baghdad, cet objectif avait d'ailleurs perdu toute réalité et Washington s'évertua à le faire oublier. 2 Les Etats-Unis alléguaient que le régime baâtiiste irakien entretenait des liens avec le réseau terroriste d'Al Qaîda. Ils disaient craindre une jonction entre ce groupe terroriste et les « Etats voyous » détenteurs d'ADM. A ce jour, aucune preuve n'a été apportée par l'Administration américaine pour étayer cette allégation. D'ailleurs, beaucoup avaient manifesté leur scepticisme sur le bien-fondé d'un quelconque lien entre le régime laïc de Saddam Hussein (le seul du monde arabe avec celui de la Syrie) et une nébuleuse devenue le symbole de l'extrémisme religieux. 3 Conscients de la faillite de leurs deux accusations, les Etats-Unis invoquèrent un objectif d'ordre moral : répandre la démocratie au Moyen-Orient. Cela se traduira par l'initiative dite du Grand- Moyen-Orient (GMO), dont le volet politique et social pêche par une véritable ignorance des réalités du terrain et le volet économique par une absence de moyens financiers à lui consacrer. On serait tenté de paraphraser un homme d'Etat européen : le GMO avance des idées simples pour une région compliquée. D'ailleurs, cette initiative a été mal accueillie par les gouvernements aussi bien que par les peuples arabes, dont le nationalisme s'accommode mal des idées imposées de l'extérieur. Et le cas de l'Irak est tout sauf incitatif. Le monde arabe se passerait volontiers d'une démocratie construite sur les ruines et les cadavres. Il serait plus avisé d'encourager une évolution lente des idées et des institutions ; évolution par ailleurs en cours, y compris dans les pays qu'on croyait hermétiques à tout changement. (A ce niveau, ouvrons une brève parenthèse sur la problématique des droits de l'homme dont le non-respect est souvent reproché aux pays arabes et musulmans. Il faut reconnaître sans complexe aucun que certains reproches sont fondés sur des arguments parfaitement recevables. Voici quelques exemples à méditer : 1 Les instances arabes d'action collective (Ligue des Etats arabes, Union du Maghreb arabe, Conseil de coopération du Golfe) n'accordent pas d'importance à la question des droits de l'homme. La charte de la Ligue est le seul texte portant création d'une organisation internationale adopté après la Seconde Guerre mondiale qui ne contient aucune référence à cette question. La charte des droits de l'homme, finalisée tardivement et avec beaucoup de peine, ne semble pas avoir les faveurs des gouvernants arabes. Lors du dernier Sommet arabe tenu à Alger, l'Algérie a eu le courage et la clairvoyance de faire des propositions audacieuses porteuses d'espoir dans un domaine sensible par excellence. 2 S'agissant de la ratification des instruments juridiques et de l'intérêt porté aux instances internationales traitant des questions des droits de l'homme, le monde arabe n'a jamais brillé par son homogénéité. Récemment encore et contre tout bon sens, certains pays arabes se disaient non concernés par ces questions, soutenant que leurs législations nationales étaient amplement suffisantes. Par contre, d'autres, conscients des enjeux, avaient adhéré à tous les instruments et prenaient une part active aux travaux de la Commission des droits de l'homme de Genève. 3 Les pays arabes ne semblent pas pressés de trancher collectivement certaines questions incontournables : comment maîtriser la dualité (et non le choix) identité-modernité et son corollaire spécificité-universalité ? Comment intégrer les droits de l'homme au référentiel musulman ? Comment faire face à la question des minorités dans un monde globalisé qui pèse de toutes ses contraintes ? Comment combattre une certaine hostilité aux droits de l'homme et faire renaître la tolérance, par exemple ? L'Europe ET l'OTAN divisés Cela étant, les sociétés arabes et musulmanes ne sont frappées d'aucune tare congénitale. Elles seraient capables de faire des progrès rapides dans le processus démocratique et le respect et la promotion des droits de l'homme si certains paramètres exogènes ne constituaient pas des contraintes majeures. Les défenseurs des droits de l'homme ne peuvent pas se voiler la face et ignorer les rudes épreuves auxquels les peuples de ces régions sont soumis. Les pressions extérieures indirectes ou sous forme d'occupation directe, les embargos déclarés ou non, les manipulations diverses tendant à les maintenir dans une situation perpétuelle de faiblesse, de division et de dépendance sont leur lot depuis des décennies. Sauf à être de mauvaise foi, on ne peut nier que, de façon singulière, le monde arabo-musulman évolue dans un contexte particulier fort handicapant. Ce sujet nécessite de longs développements. Fermons la parenthèse). Les raisons invoquées par Washington pour justifier son agression contre Baghdad n'ont pas convaincu la communauté internationale. Certains de ses alliés européens, notamment l'Allemagne et la France, appuyés par la Russie, dénoncèrent publiquement et sévèrement ses intentions. D'autres lui apportèrent leur soutien, agissant pour beaucoup d'entre eux en courtisans et non en alliés. La crise irakienne divisa brutalement l'Europe et l'Otan, fragilisant le lien transatlantique qui est la pierre angulaire du système de sécurité de l'Occident. L'une des questions qui se posaient au moment et après la guerre d'Irak portait sur l'avenir des relations entre l'Europe et les Etats-Unis et sur leur capacité à transcender leurs différends. Depuis 2003, le contexte politique a changé et plusieurs gestes de bonne volonté ont été faits de part et d'autre : 1 La Démocratie chrétienne, plus atlantiste que le Parti socialiste et les Verts, est de nouveau au pouvoir en Allemagne et le président Chirac, qui fut l'âme de l'opposition aux Etats-Unis, est fragilisé ; 2 les Etats-Unis et l'Europe ont fait des déclarations communes sur le Moyen-Orient et travaillent ensemble au sein du Quartet ; 3 l'Initiative du Grand-Moyen-Orient annoncée par Washington en 2004 combine, à l'instar du processus de Barcelone, une approche politique et économico-financière pour faire évoluer la région vers la démocratie, l'Etat de droit et une économie de marché. Cette approche a été entérinée par les principaux pays européens dans le cadre du G8, lors du Sommet de juin 2004, sous l'intitulé « Partenariat pour le progrès et pour un avenir commun avec la région du Moyen-Orient élargi et de l'Afrique du Nord ». 4 Washington et Paris font cause commune au Liban et ont obtenu la résolution 1559 du Conseil de sécurité dont ils suivent l'application. Ils soumettent la Syrie à des pressions qui nourrissent des inquiétudes ; 5 l'Europe et les Etats-Unis présentent un front commun contre le Hamas palestinien qu'ils qualifient de mouvement terroriste et le terrorisme est un domaine de coopération privilégié entre les deux parties. Il est curieux que ceux qui prônent la démocratie boycottent un gouvernement sorti des urnes sous prétexte qu'il est formé par un mouvement terroriste et punissent collectivement un peuple pour son choix. Il suffit de rappeler que l'immense partie de la communauté internationale ne partage pas le point de vue américano-européen. Il suffit de citer la Russie, mais aussi la Norvège ou encore le Japon ; 6 la stratégie de sécurité nationale rendue publique en 2002 par les Etats-Unis a sa copie européenne. L'Union européenne s'est dotée d'un concept stratégique en 2003. Comme sa sœur américaine, il prévoit, en cas de danger de prolifération, des attaques préventives sans qu'il soit question de l'autorisation préalable du Conseil de sécurité, car « un engagement préventif peut permettre d'éviter des problèmes plus graves dans le futur » ; 7 à l'occasion de la crise du nucléaire iranien, les deux parties ont divergé un moment sur l'approche (graduelle pour l'Europe, de confrontation immédiate pour les Etats-Unis) plutôt que sur le fonds (non prolifération). Cette crise offre aux Etats-Unis et à l'Europe une occasion privilégiée pour ressouder leurs rangs et parachever leur réconciliation. Vont-ils la saisir ? Un petit rappel historique permet de dire que tout dépendra d'un équilibre pétrolier recherché par les Européens depuis qu'ils ont été supplantés au Moyen-Orient par les Etats-Unis dont l'intérêt pour la région fut d'abord économique. Dès les années 1920, plusieurs compagnies américaines formèrent la Near East Development Company (NEDC) qui effectua les premiers investissements en Irak, avant de se tourner vers l'Arabie Saoudite et le Koweït, aux côtés des compagnies européennes qui étaient la Royal Dutch Shell, l'Anglo-Persian Oil Company et la Compagnie française des pétroles. Cet intérêt économique se doubla d'une dimension politique après la Seconde Guerre mondiale et l'avènement d'un monde bipolaire dominé par deux puissances idéologiquement rivales : les Etats-Unis et l'URSS. La politique d'endiguement (containment) pratiquée par le premier pays contre le second, soupçonné de menacer les intérêts américains en Europe et au Moyen-Orient (recherche d'un débouché sur les mers chaudes), allait transformer ces deux régions en théâtres d'affrontements est-ouest durant toute la période de la Guerre froide. C'est au début de cette période que fut créé Israël, avec l'appui résolu et stratégiquement intéressé des Etats-Unis qui allaient désormais disposer d'une base sûre au cœur même de la région la plus convoitée du monde pour ses richesses énergétiques ; une région qui ne doit en aucun cas tomber sous le contrôle du camp communiste. L'émergence des Etats-Unis et de l'URSS comme puissances globales s'accompagna du déclin des puissances coloniales européennes que sont la France et la Grande-Bretagne. Après la débâcle de Suez, en 1956, les Etats-Unis, qui dénoncèrent l'expédition franco-britannique, se trouvèrent seuls sur la scène moyen-orientale, face à l'URSS qui se ménagea aussi des points d'appui importants dans la région. Depuis, les Américains furent des acteurs attentifs et actifs de tous les événements politiques du Moyen-Orient, avec pour préoccupation centrale la défense de leurs intérêts économiques et d'Israël, élevé au rang d'allié hors Otan, ce qui lui procure des privilèges, notamment dans le domaine des équipements militaires. Les deux guerres du Golfe aussi bien que l'occupation de l'Irak entrent dans le cadre de cette stratégie traditionnelle des Etats-Unis de domination de la région. Ce rappel historique est nécessaire pour éclairer la situation du Moyen-Orient dont la complexité s'est accrue depuis l'invasion de l'Irak et risque de connaître de nouveaux bouleversements avec la question du nucléaire iranien. Le dialogue est nécessaire Cette région a besoin de paix que seul un dialogue sérieux - il est possible et hautement souhaitable - entre tous les protagonistes et une prise en compte de leurs intérêts pourrait apporter. Si on exclut la Russie qui amorce un retour remarqué, mais non encore concluant et la Chine dont le seul atout est d'ordre économique, il reste quatre acteurs d'inégale importance, mais tous devant jouer un rôle indispensable pour le succès de tout projet de stabilisation du Moyen-Orient : 1 Les Etats-Unis est l'acteur principal. En tant que seule puissance globale, ils ont les clés de la guerre et de la paix. Cependant, forts militairement, ils sont discrédités politiquement en raison de leur politique de « deux poids, deux mesures ». Au risque de se répéter, il est de leur responsabilité, en tant qu'allié et protecteur d'Israël, de ramener ce dernier à la raison pour qu'il se résigne à faire les compromis nécessaires attendus par les Palestiniens et toute la communauté internationale et accepte l'idée d'un Moyen-Orient exempt d'ADM. Par ailleurs, il est devenu patent que les mesures prises par les Etats-Unis contre l'Iran manquent pour le moins d'efficacité et que la rhétorique développée (rogue state) s'est transformée en clichés vides de sens. Washington ne peut pas continuer à édicter ses exigences à Téhéran tout en refusant le dialogue (qu'il va finir par ouvrir même avec la Corée du Nord). Une telle attitude conduit inévitablement à une crispation non souhaitable des positions et à des dérapages dommageables pour la paix. 2 L'Europe, qui n'est pas une nation et qui n'a pas de politique étrangère commune, n'arrive toujours pas à émerger comme un acteur autonome sur la scène internationale, handicapée par ses propres divisions et gênée par l'unilatéralisme des Etats-Unis devenus encore plus notoires après le 11 septembre. Elle joue un rôle économique important au Moyen-Orient, mais ne peut pas être un acteur indépendant et décisif. Du Dialogue euro-arabe lancé en 1974, après le premier choc pétrolier, au processus de Barcelone initié en 1995, l'Europe, accaparée par des considérations essentiellement économiques, peine à jouer un rôle politique conséquent dans une région dominée par les Etats-Unis. Il aura fallu attendre la déclaration de Venise, en juin 1980, pour voir émerger une position européenne sur le conflit israélo-arabe.(A suivre)