Histoire des relations juifs-musulmans : des origines à nos jours. Un succès de librairie. En France. Car en Algérie, l'ouvrage collectif (120 auteurs) co-dirigé par Benjamin Stora et Abdelwahab Meddeb, n'est pas (encore) édité. Plus de dix mille exemplaires déjà vendus depuis octobre dernier. «Jouée» à guichet fermé, la conférence-débat, passionnante et passionnée, a drainé le public des grands jours mais en a laissé plus d'un sur sa faim. Mardi soir, la salle de conférences de l'Institut français d'Alger (IFA) s'est révélée ainsi exiguë pour contenir le public nombreux et hétéroclite venu boire la parole savante. Plusieurs centaines de personnes avaient réussi à s'engouffrer dans la salle, d'autres étaient scotchées au data show, dans le hall de l'immeuble de l'IFA. Modérateur parfaitement choisi pour la circonstance, fils de Constantine (cette autre terre d'attache de la communauté juive en Algérie), Abdelmadjid Merdaci en l'occurrence, professeur des universités, sociologue et historien, menait barque et public avec tact, mots d'esprit, et questions ne souffrant pas le détour. Sujet à polémique, tabou sur les bords, l'histoire mouvementée du couple musulman-juif, si loin si proche, déchaîne encore des passions intemporelles, venues du fond des âges. Merdaci rappellera ce fameux discours à portée historique du président Bouteflika à Constantine (1999) dans lequel – une «première» pour un dirigeant Algérien –, il reconnaissait que le judaïsme était partie intégrante de l'Algérie. «Ce fut un moment fugace. Sans aucune implication politique.» Ecrivain et poète, animateur de l'émission hebdomadaire «Cultures d'islam» sur France Culture, directeur de la revue internationale Dédale, le franco-tunisien Abdelwahab Meddeb ne tarit pas d'éloges sur l'ouvrage qui explore la figure du «juif imaginaire». «Pour nous, cet ouvrage devrait être strictement académique mais en même temps nous savions qu'il avait une portée politique très importante. Et nous avons suggéré à tous les auteurs, insisté auprès d'eux pour éviter tout irénisme. Dire tout, tout en rendant possible un récit qui puisse être reçu.» 120 mains, dont une trentaine d'auteurs contributeurs issus du monde musulman, y ont participé. «Un livre encyclopédie que se lit comme un roman. Comme s'il était écrit par une seule main.» Evoquant la situation des juifs en terre d'islam, Meddeb paraphrasera un «enfant de la ville», d'Alger, Jacques Derrida en l'occurrence, (juif séfarade, philosophe de son état et prophète de la «déconstruction») qui les qualifiera de «nationaux sans nationalité». «La situation des juifs dans leur histoire a de tout temps été, dit-il, problématique dans leurs rapports avec l'espace dans lequel ils se trouvaient. Mais globalement, la situation de juifs en terre d'Islam était de moindre malheur qu'ailleurs.» Une histoire commune, souvent chaotique, où «le meilleur, souligne-t-il, a côtoyé le pire». Le professeur Benjamin Stora, spécialiste de l'histoire du Maghreb, auteur notamment de Les Trois exils des juifs d'Algérie, parle d'une histoire «compliquée», lui qui dit appartenir «à la dernière génération qui a vécu en terre d'islam». «Une histoire absolument incroyable. 13 siècles d'histoire. C'est immense. Une histoire qui court sur des espaces gigantesques. De l'Espagne jusqu'à l'Iran. Avec des situations différentes qui tiennent à la fois à la structure du pouvoir public dans les royaumes musulmans, aux rapports avec le troisième personnage qui est la chrétienté». L'ouvrage se veut une tentative de restituer ces 13 siècles d'histoire, d'explorer les «legs et patrimoine communs», piste cet «âge d'or aujourd'hui révolu», «les mythes et contre-mythes», les conditions du «vivre-ensemble», le «statut juridique infériorisant de Dhimmi» octroyé aux juifs (et aux chrétiens)… «Aujourd'hui, on ramène tout à l'affrontement qui se dessine notamment après la Seconde Guerre mondiale. Mais ces 13 siècles font que, en situation de comparatisme historique, la situation des juifs en Andalousie ou dans l'empire ottoman est naturellement meilleure que dans l'Europe chrétienne de cette époque-là. C'est évident. La preuve, après l'Inquisition qui a suivi la Reconquista en 1492, la plupart des élites juives partent avec les musulmans d'Andalousie en direction de l'Afrique du Nord et de l'empire ottoman et ne sont pas aller vers l'espace chrétien catholique en Europe.» En terre d'islam, ajoute l'historien, la condition du juif, traversée de «malentendus complets», varie suivant la nature du «pouvoir d'Etat», «du souverain», de la «dhimmitude», statut juridique des «gens du Livre» fait de «protection/soumission». Pour Stora, la «séparation» entre musulmans et juifs n'a pas commencé avec le décret Crémieux (1870) qui accorda la citoyenneté française aux 35 000 juifs d'Algérie. La «séparation» est la résultante, selon lui, d'un «long processus historique». «L'assimilation, la dépersonnalisation (des juifs d'Algérie) a commencé en 1830-40, au lendemain même de la colonisation. Et à l'indépendance de l'Algérie, les juifs étaient déjà français depuis au moins un siècle.» «Sur quels legs pourraient se refonder les relations entre musulmans et juifs ?», interroge Merdaci. «Juifs et musulmans ont un patrimoine et héritage communs, répond Benjamin Stora. La langue arabe, la philosophie, l'organisation des pouvoirs politiques, la façon de concevoir son rapport à l'autre, à l'Occident notamment… Tout cela forme une armature forte qui perdure encore dans l'imaginaire collectif même si physiquement les juifs ont disparu de terre d'islam. Une question qu'il faudrait nécessairement explorer.»