L'exil intérieur ou l'exil extérieur, tel est le choix ou le ressort final pour l'intellectuel qui refuse l'ordre établi. «L'immigré culturel fuit un pays où le mot liberté a perdu son sens et sa valeur, ou même agir au sein d'une opposition structurée n'aboutit pas et peut devenir, dans certains cas, complètement inefficace, en plus d'être ruinant pour la santé, le moral et les biens. Le respect pour l'opposition et l'opinion divergente n'existe pas dans les faits, même dans des pays qui annoncent à cor et à cri qu'ils ont une opposition active», souligne Hichem Karoui, enseignant chercheur spécialiste du monde arabe, dans son étude de recherche intitulée L'Exil ou le despotisme sur l'émigration des élites des pays arabes. Des légions de diplômés, d'artistes, de cadres, de spécialistes, de chercheurs ont quitté le pays et d'autres attendent leur tour. La patrie semble là où il fait bon vivre et surtout s'exprimer. Exprimer son art, ses idées et son opinion. Le système politique s'entoure de clientèle et pousse les voix dissonantes hors de ses frontières. «Il n'y a pas eu en Algérie de processus historique ayant permis l'émergence de ce qu'appelle Foucault ‘la conscience critique de la société'». L'intellectuel, faut-il souligner, qui n'est pas nécessairement un universitaire, s'est trouvé face à un blocage obstruant le processus de son émergence, analyse le sociologue Rabah Sbaa. «Un certain nombre d'intellectuels sont mis à la marge des structures de recherche car ils sont dissonants. Ils ne sont plus dans la visibilité. Car il faut savoir qu'il y a la recherche de la complaisance et la recherche de la dissonance. Si vous êtes dissonant, c'est que vous êtes dans la dissidence, vous êtes donc broyé par la machine», indique l'universitaire, en notant qu'il y a, depuis les années 1960 en Algérie, deux figures de l'intellectuel algérien. La première est celle de l'intellectuel organique de Gramsci : «C'est la figure dominante, et représente des gens qui ont un itinéraire dans le savoir qui sont vite happés par le pouvoir politique, quand ce ne sont pas eux qui expriment leur désir d'occuper des fonctions politiques. Elle intègre la conscience critique dans le sens de l'annihilation du rôle critique que doit avoir l'intelligentsia.» La deuxième figure est celle de toutes ces personnes ou groupes «assumant un rôle de conscience critique et qui sont à la marge de toutes les instances». Rabah Sbaa remarque que devant la marginalisation de ces derniers, les médias se présentent comme une intelligentsia de substitution qui se met à jouer ce rôle de critique aux dirigeants. L'apparition de l'intellectuel médiatique De ce pouvoir de conscience critique, les médias créent leur propre figure de l'intellectuel. «De nos jours, la figure de l'intellectuel se superpose complètement à celle des médias et c'est donc le paysage médiatique et ses évolutions technologiques (internet, réseaux sociaux, etc.) qui déterminent grandement les types d'intellectuels», estime le journaliste Ameziane Ferhani, qui y voit une évolution «compréhensible puisqu'un intellectuel se distingue par son rapport à l'opinion publique et que ce rapport passe par ces nouveaux moyens». Mais il regrette toutefois que la nature des nouveaux médias dominants, télévision et twitter, en favorisent «l'immédiateté et l'aspect formel sur la profondeur de la pensée». Notre interlocuteur se demande même si l'époque actuelle ne sonne pas la fin de l'intellectuel. «C'est l'apparition d'un intellectuel médiatique, plus médiatique qu'intellectuel, qu'on pourrait appeler, par exemple, le médinctuel ou l'intelmédiatique. Ce qui fait qu'on a l'impression qu'il y a plus d'intellectuels, vu l'état d'hypermédiatisation du monde alors que ce sont d'abord ceux qui savent utiliser, voire manipuler, les nouveaux médias qui s'imposent au détriment souvent d'autres, plus profonds qui sont rejetés de fait en raison de la complexité de leurs idées ou de leur manque de séduction (y compris physique)» dit-il. M. Ferhani fait remarquer que «de plus en plus, on déclare intellectuels des personnes qui n'apportent pas de nouvelles idées mais se distinguent plus par leurs commentaires ou leurs jugements. Ce ne sont en l'occurrence que des supra-éditorialistes ou des média-tribuns ! On est dans un processus analogue à celui de la mode, avec de grands stylistes dont les interventions (faute de vraies créations) sont recyclées dans le prêt-à-penser. Quant aux vrais intellectuels, ils retournent de plus en plus à la condition de rats de bibliothèque.»