Choqués au plus haut point par l´incarcération de Benchicou et de Ghoul Hafnaoui, les observateurs inquiets se demandent avec légitimité si cette condamnation est un simple nuage d´été, une sorte de solde de tout compte pour apurer une bonne fois pour toutes le bilan d´une campagne électorale présidentielle qui a été particulièrement virulente, ou bien au contraire si ce n´est que le coup de starter à la mise au pas d´une presse qui dérange plus qu´on ne pense, à tort du reste. Oui à tort, parce que toutes les recherches qui ont été faites dans le champ de la sociologie de la communication depuis les années 30 tendent à démontrer que les informations publiées par les médias n´induisent pas un changement d´attitude ou de comportement de façon automatique à court terme. Quel que soit l´angle sous lequel elles ont été menées, (empiristes, critiques, fonctionnalistes, sémiologiques, sociologiques, socio-politiques...) ces recherches aboutissent pratiquement aux mêmes résultats pour minorer l´influence des médias sur les individus récepteurs, qui se fient beaucoup plus à leurs relations interpersonnelles pour se forger une opinion. Le rôle des groupes primaires et des leaders d´opinion, ainsi que le milieu dans lequel le récepteur est immergé (quartier, lieu de travail, association, club de sport, lycée ou...zaouïa) sont beaucoup plus importants que le média. Le lecteur achète le journal pour s´informer, mais ce n´est pas l´unique source d´information. On est ici dans un jeu très complexe qui fait appel à tout un réseau d´influences et de contre-influences aux multiples facettes. Lasswell, Lazarsfeld, Gramsci, Barthes, Mattelard, Mac Luhan et Althusser lui-même, qui viennent tous d´horizons différents, sont presque d´accord sur ce point. Althusser surtout, qui a décrit comment les médias sont intégrés dans ce qu´il nomme les appareils idéologiques d´Etat, aboutit à la conclusion que les médias, loin de remettre en cause l´équilibre des forces en présence, contribuent au contraire à la reproduction du système socio-politique en vigueur, du fait même de l´appartenance des éditeurs à la classe sociale des détenteurs des moyens de production et de diffusion. Gramsci dit aussi que le rôle des intellectuels est de reproduire le consensus social. Que les chercheurs privilégient plus l´émetteur que le récepteur, le contenu que le contenant, le signifié que le signifiant, ou plutôt le support technique comme Mc Luhan, l´information n´est pas conçue comme une propagande, et tous, peu ou prou, mettent en garde contre l´effet boomerang. Tenant compte du fait que la vérité n´est pas une mais multiple, le lecteur-récepteur, parfois d´une façon tout à fait inconsciente, passe au cible les informations rapportées par le journal en les comparant à toutes les autres informations à sa disposition. Le média n´est qu´un élément d´appréciation parmi d´autres. Qu´on soit d´accord ou pas avec les écrits et les analyses de Mohamed Benchicou, - dont le style flamboyant est apprécié par les lecteurs et fait trembler les gens de l´establishment, on ne peut qu´être choqué, en tant que citoyen, que le pouvoir politique en arrive à museler la parole. C´est vouloir faire revenir l´Algérie à l´âge des cavernes et montrer qu´on n´a aucune idée de ce qu´est la communication, à l´ère de «l´explosion» des satellites, de l´Internet et des chaînes numériques. C´est un processus irréversible. La vérité est la suivante : Benchicou est plus dangereux en prison pour ce pouvoir. Ce qu´il n´a pas pu faire avec ses écrits dans Le Matin, ni même avec son livre Bouteflika une imposture algérienne, son incarcération lui permet de le faire, en mettant à nu les bêtises de ce système. Car cette incarcération fait changer de statut à Benchicou : en en faisant une victime, elle en fait un héros. Un leader d´opinion.