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« Il n'y a pas d'intellectuel ni d'engagement possible sans liberté»
Slimane Benaïssa. Dramaturge et metteur en scène
Publié dans El Watan le 30 - 01 - 2014

- Quel est votre regard sur le rapport de l'intellectuel à la société algérienne ?

Une société aussi riche culturellement que l'Algérie est très difficile à aborder dans son ensemble. D'abord, il faut connaître au moins deux ou trois langues dialectales pour être en rapport avec ses profondeurs.
Quand j'étais en France et que je me suis mis à écrire en français, j'ai pris conscience d'une chose qui est à mon avis très importante. J'ai découvert que la langue française me donnait l'expérience du peuple français. C'est-à-dire que quand je dis le mot liberté, il est chargé du poids de l'expérience historique de la France. Quand je dis houria ça désigne toujours la liberté, mais le sens n'est pas le même parce que l'expérience historique diffère. En essayant de critiquer la situation algérienne en langue française, j'ai trouvé que j'accablais ma société parce que je la critiquais avec une langue qui a une expérience historique beaucoup plus vaste que celle de mon peuple. Pour nous qui sommes bilingues, nous sommes nés dans un milieu et nous sommes allés faire nos études dans un autre. Comment faire bénéficier la société algérienne, notre milieu d'origine, de nos études ? C'est toute la question. Cela a nécessité un travail de réflexion sur moi-même d'abord. Ensuite, j'ai pu établir le lien entre les deux sociétés, celle de mon origine et celle de ma formation, pour parler indifféremment au peuple français à qui j'ai des choses à dire, puisque nous avons une histoire commune, et au peuple algérien qui est le mien.

- Et vous avez trouvé une réceptivité au sein des deux auditoires...

Oui, bien sûr. Dans l'observation de sa société, il y a deux choses à éviter avec soi-même et avec les autres : l'exotisme et le folklore. Je n'aime pas voir dans certaines émissions diffusées par la télévision algérienne ce regard exotique sur le folklore des communautés chaouia, kabyle ou du sud, comme si l'animateur ou l'animatrice était inscrit(e) dans l'universel par naissance. Ce type de regard est à bannir absolument. Il faut avoir un regard serein de l'intérieur, dans le sens où l'on ne doit pas du tout être en conflit avec soi, parce qu'être en conflit avec son peuple c'est d'abord être en conflit avec soi-même. Etre serein pour regarder et parler tranquillement de ce qui est nous et être capable d'en déchiffrer les codes. Si on ne tient pas compte de ces facteurs, on ne peut pas arriver à une analyse correcte de la société. Souvent, même avec des outils élaborés, on a du mal à savoir ce qui se passe réellement, parce que la société est par essence en perpétuel mouvement, en mutation permanente, et qu'il faut tenir compte de cette dynamique.

- Parce que, peut-être, le pouvoir a su déceler ces codes, ce que les intellectuels n'ont pas pu faire...

Il ne faut pas accorder au pouvoir plus d'intelligence qu'il n'en a. La différence avec les intellectuels, c'est que lui a les moyens et le pouvoir (sourire). Le pouvoir c'est comme l'amour, il est parfois aveugle. Les intellectuels sont dans la critique, donc dans la vigilance et cela exige de la lucidité. Pour l'intellectuel, le pouvoir est un élément de l'analyse, pas plus. L'essentiel pour les gouvernants, dans toutes leurs analyses, c'est leur pouvoir. Donc nous avons deux attitudes, deux façons de penser complètement différentes. Dans le domaine de la pensée, le pouvoir ne peut pas nous brouiller les cartes, il ne peut qu'empêcher la diffusion de nos idées quand elles lui déplaisent.

- Il y a aussi ce facteur de distance de la société : le pouvoir sur un bord, la société sur un autre et, quelque part, les intellectuels qui pataugent un peu entre les deux rives...

D'abord, il y a différentes catégories d'intellectuels. L'armée a ses propres intellectuels, très bien formés, qui travaillent au sein de l'institution et leur réflexion va dans le sens des exigences de cette institution. Les services spéciaux, qu'on appelle DRS, ont leurs intellectuels, également choisis, formés et préparés. Restent les intellectuels de la société civile qui, à mon avis, sont à l'image de cette même société civile qui n'a jamais été organisée, qu'on a empêché de s'organiser. Donc, chacun d'entre nous est un intellectuel citoyen et solitaire ; il n'a pas pu s'organiser ni se confronter à ses confrères, alors que c'est cela même le rôle des intellectuels dans une société civile, c'est-à-dire se mettre ensemble pour promouvoir et développer les valeurs essentielles pour le pays, la solidarité et la citoyenneté. Leurs réflexions nourrissent la réflexion générale.
L'intellectuel de l'armée pense en fonction de l'armée et l'armée est celle du peuple ; celui du DRS pense en fonction du DRS et le DRS pense «l'intérêt» du peuple. Quant aux intellectuels civils, ils pensent en fonction du peuple. On voit là que ce qui peut nous diviser, c'est l'idée qu'on a du peuple. Dans une société équilibrée, ces rôles devraient être complémentaires et même s'ils se contredisent, cela peut être bénéfique.
Mais comme l'idée d'identité du peuple et le projet définissant la société sont inexistants, les divergences entre ces trois catégories d'intellectuels virent au conflit ; la parole est à celui qui a le pouvoir. Tous les pouvoirs du monde, quel que soit leur système politique, se posent la question de la gestion des intellectuels. Dans toute l'histoire de l'humanité, la pensée a été difficile à gérer par les politiques. Un jour, quand j'étais directeur du Théâtre régional d'Annaba, je reçu un ballet russe. Au moment de ramener les membres du ballet dans leurs hôtels respectifs (ils étaient 42), les danseurs sont partis en bus et j'ai raccompagné trois musiciens, dont un accordéoniste qui parlait un peu français. Comme c'était la dernière soirée, j'ai voulu offrir du vin à tout le monde. Mais le chef de la troupe me dit : «Pas pour les danseurs.»
J'ai dit à l'accordéoniste : «C'est bien dommage, les danseurs rentrent demain, ils auraient pu goûter le vin algérien.» Il m'a répondu : «Oh, vous savez, on n'aura jamais le pouvoir qu'on veut et ils n'auront jamais les artistes qu'ils désirent.» Cette définition, que j'appelle la logique de l'accordéoniste, est exactement la même dans tous les pays.

- Il se trouve que l'intellectuel au service du pouvoir remplit bien son rôle en produisant, entre autres, toute la littérature en faveur de la mission pour laquelle il a été engagé, alors que l'intellectuel civil pêche par son manque d'engagement en faveur de la défense des valeurs de citoyenneté, de solidarité... Vous disiez qu'on l'en empêche, certes, mais n'y a-t-il pas aussi une part de démission volontaire ?

Ils nous demandent une combativité énorme. Une combativité pour garder notre liberté. Il n'y a pas d'intellectuel sans liberté et il n'y a pas d'engagement possible sans liberté. Dans nos sociétés, il faut avoir le talent de défendre sa liberté et son talent. On n'est pas uniquement un talent qui s'exprime, on nous oblige à avoir en plus un énorme talent pour défendre son expression. Beaucoup ont essayé, j'en ai vu qui ont tenté d'être libres, mais ils n'ont pas supporté leurs conditions de vie, avec énormément d'obstacles et de problèmes. Et la tentation est là. Combien de fois j'ai vu des millions de dinars me passer sous le nez sans fléchir tout en pleurant le pays, alors qu'aujourd'hui un écrivain qui se balade avec sa fiche d'impôts pour montrer aux gens ce qu'il gagne. On s'en fout de ce que gagne un auteur, le public comptabilise ce qu'il lui apporte. L'art, par principe, est hors de prix et tout prix qu'on lui attribue est arbitraire et définie par une économie de l'art, un marché. Souvent, ceux qui se vendent bien ont un génie commercial plus qu'artistique. Etre artiste, c'est dormir parmi les rêves et se réveiller entouré de cauchemars et se dire : je vais écrire toute la journée pour retrouver mes rêves. Au milieu de cette dialectique, j'ai toujours subi les impôts non comme une gloire ou comme un signe de ma gloire, mais comme une souffrance qui creuse mes finance peut-être, mais grandit mon honneur.

- Il y a ce courage de dire non à la tentation et donc à la compromission...

Ce n'est pas du courage ou de la simple éducation, c'est quelque chose de plus profond chez l'individu qui le pousse à résister et à trouver une formule pour passer outre et faire son chemin. Cette exigence s'appelle conviction. De plus, celui qui est au pouvoir a du temps, alors que nous, artistes, ne disposons pas de ce temps. Une idée qui naît aujourd'hui doit être réalisée aujourd'hui. Si les détendeurs du pouvoir nous retardent, les idées s'envolent. Mon expérience m'a appris qu'il faut avancer avec un minimum de cinq projets prêts à être réalisés. Si on me retarde sur un projet ou deux, je gagne sur le troisième. La censure, aujourd'hui, c'est de retarder, de tuer par usure un projet ; et nous, plus nous voulons accélérer la cadence, plus le pouvoir nous répond par l'inertie. Ce n'est pas la lutte du pot de fer contre le pot de terre, c'est la lutte de l'enthousiasme contre le «j'm'enfoutisme» !

- Vous dites dans un de vos textes, je cite : «Ce sont les politiques qui décident du sens que doit avoir et prendre une réflexion et non la réflexion qui doit nourrir la politique. Dans ce rapport inversé, les intellectuels, dans leur majorité, ont été contraints par les circonstances à être au service du pouvoir et ont usé leur énergie à tenter de justifier intellectuellement toutes les aberrations politiques commises.» Est-il donc question aujourd'hui d'un silence complice et de démission volontaire de la part de cette crème de la société et non pas le seul fait du prince qui est à blâmer ?

Ceux qui n'ont pas voulu jouer ce jeu-là se trouvent à l'étranger. Savez-vous combien d'intellectuels algériens on compte à travers le monde ? A Montréal, quand je remplis une salle de 500 personnes, ce sont 500 Algériens de niveau bac+5minimum. Savez-vous que l'inventeur de la graphie arabe sur ordinateur est Algérien ? Il a vendu le procédé à IBM et vit de ses royalties. Et ce n'est qu'un exemple parmi des milliers…

- Comment la poigne du pouvoir a-t-elle eu raison de l'engagement des intellectuels ?

Nos pouvoirs ont été très durs et ont su mettre les intellectuels les uns contre les autres. Le problème, c'est que ce sont les intellectuels eux-mêmes qui assassinent «intellectuellement parlant» l'intellectuel. La division arabophones-francophones, par exemple, a été à l'origine de bien des maux. Le conflit est né de cette division. Là où il y avait un champ de conflit, le pouvoir a tout fait pour l'encourager, se disant : «laissons-les s'entretuer». Quel est le créateur algérien qui a fait quelque chose de bien et qu'on n'a pas accusé de ne pas en être le vrai auteur ? Cela veut dire qu'on refuse d'admettre qu'un Algérien peut être créatif et exceptionnel. Il faudrait que le monde nous reconnaisse pour qu'on soit reconnu, et encore il faudrait qu'on soit d'un génie sportif. Le problème c'est qu'ils ont réussi à imposer la guerre entre les intellectuels. Isolés, au lieu de mutualiser leurs connaissances et pensées, les intellectuels ont gaspillé leur énergie à se détruire les uns les autres. Le rapport d'intellectuel à intellectuel est assez conflictuel. Face à la répression de l'Etat, qu'avons-nous fait pour nous-mêmes ?
Aujourd'hui, c'est l'émiettement. La malhonnêteté intellectuelle s'est installée. Les intellectuels peuvent êtres très dangereux pour eux-mêmes. Ils ont été isolés et, au lieu de se mettre en rivalité ou concurrence positive, ils se sont mis en conflit destructeur. Et c'est pour cela que partir, pour beaucoup, peut se présenter comme une solution. On ne peut s'épanouir intellectuellement et se dire d'un niveau intellectuel conséquent si on accepte de vivre de bière en bar et d'écriture en désespoir…

- Cette séparation francophones-arabophones a eu un effet de division de la classe intellectuelle. Quel impact a-t-elle eu sur la société ?

Il y a eu comme un effet schizophrénique : d'une part un regard arabophone islamisant et, d'autre part, un regard francophone laïcisant. C'est-à-dire deux projets de société aux antipodes et qui s'affrontent. Une langue seule n'existe pas, c'est ce qu'elle porte comme philosophie, valeurs et culture qui la fait vivre. Moi qui suis arabisant et francisant, je sais quel est l'apport de la langue arabe avec ma connaissance de l'islam et de toutes les autres religions. Je sais où se trouvent les tiraillements, les nœuds, les parcours à éviter etc. L'impact de cette problématique linguistique est d'avoir rendu tout le monde muet et d'avoir installé un dialogue de sourds jusqu'au silence total, même face à des situations graves. Quand une société n'a plus les mots pour dire la gravité, c'est que sa légèreté ne supporte même pas le poids de son âme. Est-elle morte ? Cela, seul Dieu le sait !

- Comment apaiser un peu cette schizophrénie ambiante et arriver à adopter une langue sans oublier notre algérianité ?

C'est en mettant toutes ces langues à l'épreuve de notre identité. Jusqu'à présent, on était dans une situation conflictuelle d'une langue à l'autre, on en oubliait les soucis du peuple. Je me suis posé la question parce que j'ai passé l'examen d'être face au peuple. Il ne faut pas perdre de vue que le plus grand censeur dans ce pays c'est aussi le peuple. Osez sortir face au public et dites n'importe quoi, la réaction du public est implacable. Quand on parle la langue qu'il comprend, on lui donne le pouvoir de nous juger et il le prend. Je crois que quand on parle au peuple dans les autres langues, il n'écoute pas, même s'il donne l'impression d'entendre. Malheureusement, il est difficile d'intégrer ces langues à notre culture. Chacun est enfermé dans son monde, personne ne lit ce qu'écrit l'autre ni ne tend l'oreille pour l'écouter. J'essaye, à mon niveau, d'intégrer ces langues, mais il faudrait une plus grande liberté au niveau des dogmes du pouvoir pour y arriver. Et tant que la situation est en l'état, tant que le système éducatif est ce qu'il est, tant que la culture est ce qu'elle est, on n'y arrivera pas. Là, par contre, le temps travaille contre le pouvoir, parce que viendra un jour où il prendra conscience qu'il doit renforcer son autonomie intérieure par rapport à l'extérieur. Il faut construire les fondamentaux de la société car vivre du pétrole n'est pas une solution éternelle. Quand il s'arrêtera de couler, tout dépendra du niveau culturel des masses et de leur niveau de citoyenneté.

- Des pièces de théâtre très courageuses comme celle dont vous avez été l'auteur et interprète, à l'exemple de Babour ghraq, N'ta khouya wana chkoune, et aussi l'adaptation du texte Hafila tassir de Naguib Mahfouz par le regretté Azeddine Medjoubi, sans oublier les œuvres de Kateb Yacine, tout cela a pu se faire du temps du parti unique. Aujourd'hui, la création artistique est rarement engagée alors qu'on dit qu'il y a moins de fermeture qu'avant. Pourquoi ?

Les pouvoirs ont une faiblesse, ils n'aiment pas les personnes qui ont de la popularité. Parce que la popularité leur revient, à eux, uniquement à eux… Personne à l'époque n'avait eu à l'idée que le théâtre allait être aussi populaire et marquerait autant l'imagination des gens. Le pouvoir pensait que non, ces artistes n'y arriveront pas, laissons-les faire. Même pour Kateb Yacine, ils disaient c'est des trucs d'intellectuels, personne n'y prêtera attention. Nous avions conscience de cela, je disais, quand j'étais à «Théâtre et culture», tant qu'ils ne nous embêtent pas, qu'ils nous laissent faire, gagnons du temps, notre chance est de les prendre de vitesse. C'est dans cette course que j'ai fait Boualem zid el goudem puis Babour ghraq. Après le succès de Babour, le théâtre a été imposé comme la variété à hauteur de 25%. Les salles étaient pleines, les cartes d'invitation se vendaient même au marché noir à Laâqiba. Nous avons mis dix ans à inventer un théâtre algérien avec Kateb Yacine, Alloula, moi-même, Ziani Cherif Ayad, Azzedine Medjoubi. Nous avons mis dix ans pour arriver à faire en sorte que le public s'intéresse au théâtre et en soit satisfait. Et le public algérien n'est pas facile à satisfaire et à convaincre. La relation avec le public, nous l'avions gagnée au prix de longues batailles. Puis, il y a eu la décennie catastrophique.
De nos jours, il y a le risque énorme de creuser un vrai fossé entre cette période-là et aujourd'hui. C'est la chose la plus grave qui puisse arriver à l'Algérie. Ce fossé signifie que l'époque où l'on pouvait faire des choses est révolue ; oubliez-la et on repart à zéro. Je retrouve aujourd'hui, dans les théâtres, des discussions sur la langue par exemple, alors que c'est une question que nous avions réglée à notre niveau dans les années 1970. J'estime que nier cette période-là est ce qui peut arriver de pire à l'Algérie sur le plan de la mémoire. On ne sait pas quoi faire de ces dix ans, c'est comme une braise qu'on jette d'une main à l'autre sans la poser, car ne sachant où la poser, on choisit de l'éliminer. C'est faire un déni historique, on coupe la mémoire en tranches : celle qu'on garde et celle qu'on jette. Or, au niveau collectif, rien ne s'oublie et tout renaîtra un jour.

- Le rapport à la mémoire a toujours été problématique, nous n'arrivons pas à lier tous les morceaux fragmentés de notre mémoire. A qui incombe ce rôle de coller les morceaux ?

C'est ce que j'ai essayé de faire dans El Mouja wellat. En un seul poème, d'un seul souffle je raconte tout et que tout explique tout. Chaque étape est expliquée par la précédente. Il n'y a pas de discontinuité historique, il sera très difficile de saucissonner cette histoire dans la mémoire des gens. Il faudrait peut-être pour cela qu'il y ait transmission du savoir d'une génération à l'autre pour que le lien mémoriel soit intact. Que vous puissiez par exemple transmettre à la génération d'aujourd'hui ce que vous avez fait. ça viendra. Si ce n'est pas moi, ce sera quelqu'un d'autre. Même mon petit-fils reviendra à son grand-père. Qu'il s'agisse de la guerre d'indépendance, de l'indépendance ou de la décennie noire, rien n'a encore été réglé. Pour que cette mémoire se constitue comme un puzzle et qu'on retrouve son intégralité, il est impératif qu'il y ait beaucoup plus de liberté d'expression, une vraie démocratie et beaucoup plus de vérité sur l'histoire. Arriver à séparer l'histoire de la politique dans le sens où la mémoire appartient à tous les Algériens et non pas exclusivement au pouvoir.

- Et constituer enfin cette fameuse «cohésion sociale» qui est loin d'être une simple manifestation de joie après un match de foot...

Jusqu'à présent, nous avons construit un nationalisme face au colonialisme. Mais nous n'avons pas un nationalisme construit pour nous-mêmes qui serait patriotisme. L'Algérien n'est algérien qu'en dehors de l'Algérie. Dans la mentalité générale, dans son propre pays, il n'est rien, c'est ce qui fait que les gens partent, aspirent à partir. Une fois à Marseille, il défie tout le monde pour défendre son algérianité. C'est en dehors de notre contexte de vie qu'apparaît notre identité.

- C'est dans le conflit avec l'autre qu'on est patriote, en quelque sorte…

C'est en quelque sorte le conflit avec l'autre qui fait renaître notre identité, et donc on n'arrive pas à sortir de l'identité conflictuelle. Nous n'avons pas construit une identité paisible, apaisée, tranquille. Pour organiser la guerre de Libération, il y a eu le Congrès de la Soummam pour définir les grandes lignes de la manière de mener la guerre. Mais à l'indépendance, les «historiques» se sont réunis pour définir comment construire l'indépendance et le vivre-ensemble au fameux Congrès de Tripoli ; ils se sont retrouvés la matinée et, après la pause-déjeuner, personne n'est revenu. Les cinquante années que nous avons vécues sont le résultat de cette séance de l'après-midi qui n'a pas eu lieu. Cette après-midi ratée nous a coûté 50 ans. Les conflits que nous trimballons jusqu'à aujourd'hui auraient pu être résolus cette après-midi-là. L'histoire est donc fragile et ils n'ont pas eu conscience que l'indépendance exigeait un projet de société. Reconquérir le territoire n'était pas une fin en soi.

- C'était à l'intellectuel de penser le projet de société, mais c'est une autre élite qui a pris le pouvoir en 1962…

Déjà pendant la guerre, le conflit intellectuels-paysans était posé. Il est vrai aussi que les intellectuels n'ont pas fait confiance au peuple au départ, il faut le dire aussi. Les oulémas, en parlant des maquisards, disaient ce sont des inconscients qui sont partis à l'aventure, comment vont-ils faire face à la France. Les communistes n'ont pas cru non plus à l'insurrection du peuple. Les intellectuels sont entrés dans la course deux ans après. Les autres avaient déjà pris le pouvoir et la méfiance de l'intellectuel s'est installée.
Il se trouve que la pensée et l'action sont souvent incompatibles. C'est pour cela que j'aime le théâtre, parce que ma pensée devient vite une action. J'ai écrit des romans, mais c'est d'un grand ennui par rapport à ce que le théâtre m'apporte. Quand je sors face au public, c'est une action sociale entière que j'entreprends, je prends tous les risques. D'ailleurs, j'avais signé avec l'ENAG, depuis trois ans, un contrat pour l'édition de trois de mes romans, rien n'a été édité. Le ministère de la Culture m'a refusé le soutien qu'il accorde à l'édition.

- Vous dites aussi dans un de vos textes que «l'Algérien a appris à s'accommoder du “moins pire” en oubliant la recherche du “mieux”». Vous en pensiez quoi, que l'Algérien ne connaît pas son bien, «ma ya'arfch slahou» ?

La qualité de vie est une organisation générale. Il y a la part du pouvoir et l'autre part qui nous incombe. Cette qualité ne vient pas, donc on bricole avec ce qu'on a. Oui, les gens ont appris à s'accommoder du «moins pire».

- Il y a aussi la peur du pire, ou la peur de la prise de risque qui inhibe.

La révolte commence quand on sait ce qu'on ne veut pas ; quand on se révolte on peut arriver à savoir ce qu'on veut. Aujourd'hui, les gens n'ont pas cerné ce qu'ils ne veulent pas, c'est tout… Il n'y a pas de visibilité et personne ne peut lire dans ce qui se passe. L'aberration n'est plus exclue de la réalité, elle est même «un possible». Qui va pouvoir analyser cela ? L'analyse a besoin d'un minimum de rationalité.

- Pourquoi cette peur du politique ? La phrase «je ne fais pas de politique» revient souvent et place la politique comme dans le domaine du prohibé...

Parce que chaque fois que les gens ont fait de la politique, ils ont été les dindons de la farce, ils en sont conscients aujourd'hui, mais cela ne veut pas dire qu'ils perdent de vue ce qui se passe. Quand quelqu'un dit «je ne fais pas de politique», c'est qu'il sait au moins ce qu'il ne fait pas. C'est déjà hautement politique, ce n'est pas de l'ignorance ni de la démobilisation, il est en attente. Avant, on les a impliqués de fait, derrière le socialisme, la gestion socialiste, la révolution agraire, puis le libéralisme. Nous avons vécu tous les systèmes et étapes que l'humanité a pu créer, même le Moyen Age. Donc légitimement, les gens sont fatigués de ce qui leur est présenté comme politique. Mais quand ils se sentiront en danger, ils réagiront spontanément et assurément. De plus, je crois qu'aujourd'hui, l'équation du conflit n'est pas «pouvoir-peuple», mais plutôt «pouvoir-pouvoir». Le peuple vaque à ses occupations, c'est en haut que la marmite bouillonne. Parce que le pouvoir, depuis l'indépendance, s'est structuré de manière à s'auto-surveiller alors qu'il devrait se construire dans la complémentarité. Il faut se rappeler de la phrase du président Boumediène : «L'homme qu'il faut à la place qu'il faut» ; aujourd'hui on en est à «l'homme qu'on peut à la place qu'il veut»...

- Quelles difficultés rencontre un artiste pour se produire ?

On est encore dans le système où les salles appartiennent à l'Etat. Et celles qui échappent au ministère de la Culture, l'Etat veut les récupérer. Cela est complètement antidémocratique. Pourquoi ? Tant qu'elles appartiennent aux APC, la diversité de gestion des salles est garantie par la diversité politique des élus. Le fait qu'elles soient toutes sous tutelle du ministère de la Culture les met dans une situation de monopole et le monopole, par définition, est antidémocratique. Si aujourd'hui les salles sont délaissées par les APC, c'est par manque d'argent. Je me demande pourquoi le ministère aurait plus d'argent pour les faire fonctionner. C'est-à-dire qu'on finance le monopole et pas la démocratie. De retour en Algérie, j'ai senti immédiatement le besoin de prendre la parole, je l'ai prise, j'ai écrit El Mouja wellat. J'ai fait 18 représentations, je ne me suis produit qu'une fois à Béjaïa, Tizi Ouzou, Khenchela, Constantine, et dix fois à Alger.

- Les intellectuels sont-ils dans une course à la gloire ?

On se retrouve aujourd'hui dans une situation où chacun cherche sa gloire, en pensant que la gloire va pouvoir résoudre ses problèmes. Mais ce n'est pas vrai, elle ne résout rien, la gloire est un ogre. Plus les gens t'applaudissent, plus tu dois répondre aux applaudissements. La confrontation au public est un gros risque en soi sur le plan individuel. C'est pour cela qu'il faut toujours savoir par qui on veut être reconnu et applaudi. Un artiste qui ne maîtrise pas les chemins de sa gloire ne saura jamais pourquoi il est monté et connaîtra encore moins les raisons de sa descente aux enfers.

- Un intellectuel est d'abord un porteur de valeurs, il défend la justice, le droit. Il se trouve toutefois que l'intellectuel algérien ne réagit pas quand il y a des atteintes au droit et à la justice. Pourquoi ?

Il est très difficile de sortir du cadre général qu'impose l'Etat. Les personnes autonomes sont marginalisées. Il est difficile, avec l'organisation des Etats aujourd'hui, qu'ils soient démocratiques ou non démocratiques, d'avoir une parole qui sorte et qui défende quelque chose sans qu'elle ne soit récupérée. L'appareil médiatique est d'une puissance telle qu'il broie tout. Et c'est là qu'il faut se protéger et avoir du talent pour garder son talent. Imaginez-vous que chacune de mes pièces a été une stratégie en soi, chacune a sa propre histoire. Je ne suis pas un faiseur de pièces mais un créateur de quelque chose qui est une dialectique entre l'art, la société et l'histoire et qu'on appelle «théâtre».

- Nous avons commencé l'entretien par le rapport de l'intellectuel à la société, quel est-il vis-à-vis du pouvoir ?

Le pouvoir, dans le meilleur des cas, organise et met de l'ordre dans la société. La fonction de l'intellectuel est justement de mettre le désordre dans les idées. Ce sont là deux fonctions complètement différentes et qui peuvent être complémentaires. Comme il y a des ordres dangereux et des pensées folles, les deux espaces doivent être séparés. L'espace politique doit être indépendant de l'espace de la pensée, comme il doit être indépendant de la justice et des religions. Le niveau d'évolution et de démocratisation se mesure dans une société par l'indépendance des sphères qui la traverse. Que l'Etat reconnaisse la fonction et la place des intellectuels dans la société et leur accorde protection et indépendance. Avoir des ministères de la Culture, de la Communication et des Habous est incongru. Pourquoi le pouvoir se sent-il obligé de gérer la culture, la presse et le religieux ? Des hauts conseils élus, dans chaque discipline, suffiraient largement. Il ne faut pas perdre de vue que le niveau du débat en Algérie ne souffre pas de hauteur, mais c'est le projet fédérateur qui fait défaut. Aujourd'hui, la société algérienne cherche l'épicentre de ses conflits parce qu'il n'y a pas de visibilité pour un projet de société, c'est pour cela qu'il faut qu'on réapprenne à se parler.


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