Il y a quelque chose de naïf et en même temps d'émouvant dans la décision qu'a prise un historien israélien, Shlomo Sand, professeur à l'université de Tel-Aviv, de ne plus être juif. Naïveté, comme si la judéité, tel un chapeau, pouvait s'enlever : pour la plupart de ceux qui ne sont ni juifs ni israéliens, un juif est un juif, qu'il le veuille ou non — on se rappelle l'analyse de Sartre : c'est l'antisémite qui crée le juif et le pourvoit d'une essence indélébile. Le plus stupéfiant est de retrouver la même démarche chez le législateur israélien : pour lui, un juif est un juif, qu'il le veuille ou non, puisqu'il est juif par sa mère. Si leurs raisons divergent, l'antisémite et le rabbin sont d'accord dans leur définition essentialiste du juif : bien que la notion de race, pour les scientifiques, n'ait aucun sens, tous deux estiment qu'il existe une «race» juive. Certains en ont cherché la preuve, mais en vain, dans l'analyse de l'ADN. Sans aller jusqu'à cette absurdité, les théologiens juifs présupposent, contre toute raison, la transmission biologique, par les femmes, de la judéité. C'est cette ineptie que dénonce Shlomo Sand dans un texte qu'il a rédigé comme «une tentative désespérée de (se) libérer de cette étreinte déterministe, aveugle et aveuglante». «Laïc et athée», il récuse toute appartenance à «une ethnie fictive» et supporte encore plus mal de vivre dans «l'une des sociétés les plus racistes du monde occidental», qui, dans ses lois comme dans sa pratique, discrimine les non-juifs(1). Certains de ses étudiants sont d'origine palestinienne et citoyens israéliens, mais dans les registres de l'université ils sont identifiés comme «Arabes» et, comme tels, ont beaucoup moins de droits que les juifs. Seuls les juifs, par exemple, peuvent acheter des terrains interdits aux non-juifs, ou trouver un emploi à la Banque d'Israël, «qui n'emploie aucun citoyen israélien-arabe». «Le racisme est omniprésent», insiste Shlomo Sand. Diffusé par les médias, il s'enseigne dans les écoles et inspire de nombreuses lois. Comme dans tous les Etats théocratiques, un juif ne peut épouser qu'une juive, le musulman qu'une musulmane, le chrétien qu'une chrétienne et un couple juif ne peut adopter qu'un enfant juif. La situation d'un juif dans l'Etat d'Israël, estime Shlomo Sand, correspond à celle d'un Blanc, en 1950, dans le Sud des Etats-Unis, ou à celle d'un Français dans l'Algérie d'avant 1962. La supériorité qu'il s'attribue est totale : morale — «depuis quelques années, nombre d'intellectuels s'emploient à créditer le judaïsme d'une éthique supérieure» — et, plus profondément, humaine : «La différence entre une âme d'Israël… et l'âme de tous les non-juifs est plus grande que la différence entre l'âme d'un homme et celle d'un animal», ose écrire le premier grand rabbin de la communauté de colons en Palestine, Abraham Yitzhak Hacohen Kook. En clair, le juif, estime-t-il, est un surhomme. Comment les juifs, si souvent victimes de discriminations au cours de l'histoire, ont-ils pu construire un Etat aussi raciste et se conduire comme ceux qui autrefois les ostracisaient et opprimaient ? Par quelle aberration ceux qui ont porté l'étoile jaune l'imposent-ils à une partie de leurs concitoyens ? Inversion d'un rejet multiséculaire ? Retournement d'un mépris subi en orgueil et suffisance ? Survalorisation d'une communauté qui tend à faire de chacun de ses membres un soldat prêt à mourir pour son pays ? En partie, sans doute. Rien n'est plus courant que la métamorphose d'anciens persécutés en persécuteurs et d'ex-racisés en racistes. La religion s'y emploie, qui soude le groupe d'autant plus efficacement qu'elle est totalitaire. Mais d'autres facteurs interviennent : dès la proclamation d'Israël, «hébraïsation» des noms patronymiques, qui remplacent les noms de l'exil, choix de prénoms bibliques, rejet de la culture et de la langue yiddish, création d'une nouvelle langue, l'israélien, réforme de l'école, qui néglige l'enseignement des disciplines critiques, «les humanités et le savoir scientifique», service militaire, dont la fonction, comme toujours, est de fabriquer des êtres obéissants et soumis à la maffia au pouvoir. Le génocide n'a pas participé à cette construction. Jusqu'en 1970, il ne figurait même pas dans les programmes scolaires. Les rescapés des camps n'avaient pas bonne réputation et beaucoup même avaient honte. La fin des années soixante, la victoire de Tsahal en 1967 changèrent radicalement cette image, et la victime juive, dont on cachait la faiblesse, se vit magnifiée et érigée en martyre. Le film de Claude Lanzmann, Shoah, acquit «le statut d'icône de la mémoire du génocide» et fit d'un crime industriel une tragédie exclusivement juive : seules les victimes juives du nazisme sont mentionnées, les autres, tels les 5 millions de Polonais, les Tziganes, les résistants communistes… n'apparaissent jamais dans l'évocation des crimes nazis. Comment vivre dans une société qui discrimine à la fois les vivants et les morts ? «Cela m'est devenu insupportable, dit Shlomo Sand, j'ai même souvent honte d'Israël. Mais, je l'avoue, il ne m'est pas moins difficile de vivre ailleurs.» Malgré tout, S. Sand refuse de désespérer et continuera d'écrire d'autres livres de vérité. «Afin, dit-il, de hâter d'autres lendemains». Lucide, il n'est pas sûr de les voir.