Une nation est un groupe de personnes unies par une vision erronée de leur passé et par une haine commune pour leurs voisins. » Cette précieuse définition offerte à la postérité par Ernest Renan s'ajuste à toutes les nations ou peut s'en faut. Le cas d'Israël en est l'archétype de beaucoup le plus abouti. A l'heure où le « politiquement correct » présente cet Etat sous le jour d'une « démocratie menacée de disparition par le terrorisme islamique des Palestiniens », il est de bonne méthode de revenir à la genèse du conflit. Car pour comprendre les causes de l'échec de la « paix d'Oslo », il ne suffit pas de renvoyer les protagonistes dos à dos dans une fausse neutralité axiologique, mais de remonter aux fondements mêmes du projet sioniste. Cette perspective a, non sans raison, longtemps été tenue en suspicion. Son rejet, s'il s'avère fondé chaque fois qu'il est question d'auteurs négationnistes et antisémites, ne peut aucunement se justifier s'agissant de travaux d'intellectuels qui perçoivent l'Holocauste comme un crime contre l'humanité, singulier sinon ontologique. Les historiens palestiniens, humanistes jusqu'aux bouts des ongles, tels Walid Khalidi, Rashid Khalidi ou Elias Sanbar, étaient parmi les tout premiers à inaugurer cette perspective critique. Leurs travaux ont cependant souffert d'ostracisme au motif, fallacieux entre tous, que les victimes ne peuvent objectivement accéder à l'objectivité. Il aura fallu attendre la publication, au sortir des années 1980, des travaux des « nouveaux historiens » israéliens pour voir émerger un débat public sur la face cachée de l'Etat sioniste. Comme le soulignait l'immense Edward Saïd au soir de sa vie, « la grande vertu des nouveaux historiens est que leurs travaux ont au moins poussé les contradictions au sein du Sionisme à des limites qui n'auraient jamais pu être apparentes à la plupart des Israéliens, ni même à beaucoup d'Arabes », guère davantage à la communauté internationale. Leurs enquêtes, fondées sur des archives israéliennes et britanniques, ont une portée politique majeure : outre qu'elles viennent confirmer les travaux des historiens palestiniens, elles ont le mérite de fissurer sinon de déconstruire les mythes fondateurs sur lesquels s'est élevé le projet sioniste. Parmi ces mythes, il en est un tout particulièrement sacré, celui relatif à l'« innocence historique » de l'Etat hébreu. Selon la version israélienne, l'exode des quelque 750 000 « Arabes » de la Palestine en 1948 s'est produit subséquemment aux appels au départ lancés à leur attention par les élites palestiniennes et les gouvernements arabes voisins. Il n'en est rien : non seulement il n'y a pas eu d'appels de ce genre, mais l'Etat israélien naissant s'est livré, par surcroît, à des massacres de la population palestinienne. Ilan Pappe, le plus critique parmi les « nouveaux historiens » israéliens, parle de « purification ethnique ». Dans son article publié dans la dernière livraison de la revue Naqd — excellent numéro consacré au conflit israélo-palestinien —, l'auteur de La Guerre de 1948 en Palestine écrit : « La purification ethnique s'est effectuée en trois étapes. La première de 1947 à la fin de l'été 1948, au cours de laquelle les plaines côtières et continentales furent détruites et leurs populations chassées. La deuxième durant l'automne/hiver 1948-1949 englobant la Galilée et le Naqab (Néguev) […]. La troisième phase de la purification ethnique s'étendra, en fait, au-delà de 1954, période durant laquelle des douzaines de villages supplémentaires furent détruits et leurs habitants expulsés. D'environ 900 000 Palestiniens vivant dans les territoires désignés comme l'Etat juif par les Nations unies, 100 000 restèrent sur ou près de leurs terres et de leurs demeures. Ceux qui sont restés sont devenus la minorité palestinienne [d']Israël. Les autres ont été expulsés ou ont dû fuir sous la menace d'une expulsion ; quelques milliers ont été massacrés. » Benni Morris, figure de proue des nouveaux historiens israéliens, fournit de plus amples précisions à propos des tueries perpétrées par les criminels de la Haganah, de l'Irgoun, du Stern et du Palmach : « Vingt-quatre massacres [eurent lieu en 1948]. Dans certains cas, quatre ou cinq personnes furent exécutées. Dans d'autres, on en exécuta soixante-dix, quatre-vingts, cent. Il y eut également un grand nombre de liquidations sommaires […] » Et l'historien de conclure : « Tout ceci ne pouvait être accidentel. » C'est du reste ce qui est notifié dans le « plan Dalet » qui a servi de feuille de route à l'entreprise d'expulsion et de massacres des populations palestiniennes : « les opérations sont réparties selon les types suivants : destruction des villages (par le feu, le bombardement et le minage), en particulier les villages dont nous n'aurons pas acquis le contrôle ; prise de contrôle par l'encerclement et fouilles de chaque village ; destruction des groupes armés et expulsion de sa population de l'autre côté des frontières de l'Etat juif. » Cette tragédie abominable qui a vu disparaître un pays, la Palestine, et son peuple, Ahl Filastîn (gens de Palestine), porte un nom : la Nakbah, le désastre. La tragédie se poursuit depuis soixante longues années sans discontinuer. Pour Tony Judt, historien juif et directeur du Remarque Institute de la New York University, Israël est bien « la première démocratie moderne avec pour projet d'Etat le nettoyage ethnique à grande échelle ».