Il n'est jamais aisé de témoigner sur l'ENA, car cette école jouit d'autant de considération qu'elle ne compte de détracteurs au sein du pouvoir politique. Elle n'échappe pas à la règle de la méfiance congénitale que cultivent les systèmes autocratiques vis-à-vis des élites nationales, contrairement aux pays avancés qui font de leurs grandes écoles un pôle d'excellence, une marque de prestige et l'expression d'une conscience. Chez nous, la perception, qui est malheureusement d'usage, est que l'ENA ne doit proposer à la nation que des cadres nourris à l'esprit de l'Etat. Serviteurs dociles, respectueux de l'obligation de réserve et destinés à servir d'alibi technocratique. Et parfois de vitrine démocratique. Pour peu qu'un énarque tente l'aventure politique, notre classe politique, organisée selon les codes qui datent de la guerre de libération, lui rappelle que sa formation n'autorise qu'une seule vocation : celle de servir l'Etat. Il faut reconnaître que tout comme Chadli Bendjedid, le président Liamine Zeroual n'avait pas de préjugés et avait accordé toute sa confiance aux jeunes compétences universitaires nationales, notamment celles issues de l'ENA. Il avait même sérieusement envisagé de transmettre le pouvoir à une génération non issue des rangs de l'ALN et avait à ce titre, dès la fin de l'année 98, encouragé son chef de gouvernement Ahmed Ouyahia et le ministre des Affaires étrangères, Ahmed Attaf, à se lancer dans la course présidentielle anticipée d'avril 1999. Liamine Zeroual n'avait pas mesuré le degré d'hostilité d'un sérail bien établi à toute forme de transmission générationnelle des pouvoirs à ce niveau de la hiérarchie civile et militaire. L'actuel président, averti de la bonne volonté de Zeroual, qualifie publiquement l'ENA de «secte» et s'accommode, malgré lui, de quelques-uns de ses lauréats dans des fonctions de souveraineté. A travers le monde, les élites ont la responsabilité de mettre leur pays en rapport avec le temps réel parce qu'elles ont le privilège de la perception anticipée des dynamiques sociétales qui le traversent et le transforment en profondeur. L'élite algérienne doit admettre sa part de responsabilité dans la situation actuelle au lieu d'afficher une malsaine propension à rendre le pouvoir politique responsable de ses échecs par manque d'audace et de courage. Notre élite a pourtant la particularité d'être, pour des raisons historiques, la plus apte à initier, diffuser et défendre les idées de liberté, de justice et de modernité. Une opportunité qu'elle n'a pas saisie et dont d'autres groupes de pression usent et abusent.