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Le penseur émerite et la médersa perdue
Abdelhalim Bensmaïa. Humaniste, philosophe, théologien, exégète (1866-1933)
Publié dans El Watan le 17 - 07 - 2014

«Pour que la mort soit juste il faut que la vie soit juste.»
(Nazim Hikmet)
L'inhumation récente de Si Mohamed Mechati au mausolée Sidi Abderrahmane Ethaâlibi, dans le sillage du recueillement et de la prière, une pieuse pensée s'imposait à la mémoire de Abdelhalim Bensmaïa qui, comme le gardien du temple, veille là-haut, à un jet de pierre de la tombe de Mechati sur toutes les spécultures. Du beau monde dans ces lieux sereins où Ahmed Bey de Constantine cotoie Ali Khodja, Omar Racim, Roudoci, Boumzerag ou Bencheneb, et bien d'autres illustres personnages de la mahroussa.
«Je suis encore sous le coup de l'exemple que vous constituez en matière de science et de vertu, ce qui m'a également fait beaucoup plaisir, c'est la finesse de votre lampage et la noblesse que vous dégagez de votre personne qui ne m'ont jamais quitté et sont devenues une partie de moi-même. Tu sauras ainsi que tu deviendras l'imam de ton peuple. Tu le guideras avec l'aide de Dieu sur la voix royale. Tu lui montreras les deux lignes qui conduisent l'existence ; le temporel et le spirituel, à savoir le bonheur dans le monde et dans l'autre.»
C'est là un extrait de la lettre de Mohamed Abdou, le grand penseur réformiste égyptien à Abdelhalim Bensmaïa en 1904 et que le témoin du siècle El Hachemi Larabi, auteur et polyglotte, m'a fait parvenir en insistant sur la place inestimable de Bensmaïa dans l'éveil de générations entières, qui a fait en sorte d'encourager «les hommes de bonne volonté à chercher le savoir, car c'est lui seul qui illumine les yeux du cœur et incite à l'action».
Cheikh Abderahmane Djillali, l'un des disciples les plus remarqués de Bensmaïa, m'avait confié un jour sa déception de constater la chape d'oubli qui entoure cette immense figure dotée d'une vaste culture pétrie dans l'authenticité des valeurs culturelles citadines de la société algéroise. «J'ai beaucoup appris à ses côtés. Il était mon maître à penser et grâce à sa proximité et son sens aigu de la pédagogie, j'ai pu acquérir les connaissances qui sont les miennes», avait reconnu Si Abderahmane, qui met en avant l'enseignement ô combien bénéfique de la médersa et l'événement majeur du début du siècle dernier.
El bahdja mon amour
La visite du grand penseur égyptien, Mohamed Abdou, qui a eu un impact retentissant et a contribué à renforcer le prestige de Abdelhalim, ravi par le bel hommage que lui a rendu le savant réformiste. Sensible au sort des siens et ayant bien compris la vaste opération insidieuse de destruction et de déculturation de la société algérienne, Bensmaïa a répliqué avec ses propres armes pour dénoncer cet état de fait. C'est que l'homme d'une grande piété, attaché à ses racines, éveillé à tout ce qui se passe alentour, n'est pas qu'un représentant de l'aristocratie algéroise. Imprégné des problèmes vécus par la majorité démunie de la quelle il était très proche, notre alem n'a ménagé ni ses efforts ni son temps pour combattre les injustices et s'engager résolument dans la voie du combat culturel. C'est que l'homme avait de qui tenir.
Son père Ali contraint à l'exil égyptien y puisa une somme considérable de connaissances qui le propulsa, dès son retour au bercail, au poste d'imam de Djamaâ Djedid. Notre ami le professeur et chercheur Djillali Sari, lors d'une brillante conférence donnée, il y a quelques mois à La Casbah et initiée par l'association des Amis de la rampe Louni Arezki, avait dévoilé l'itinéraire de ce penseur, né en 1866 dans l'antique citadelle.
Le jeune Abdelhalim, nourri des nobles valeurs héritées, fréquente assidûment le m'sid sous la houlette d'Abouchachia qui prodigue les enseignements primaires du Livre Saint. D'autres lettres compléteront la formation multidimensionnelle, à l'instar de Benazzouz de Belkacem El Hafnaoui et Ibnou Zekri. Toujours distingué par l'élégance vestimentaire recherchée et soignée, comme l'a rappelé Sari. Abdelhalim baignait dans le savoir-vivre des familles d'antan et symbolisait à merveille tout un code de mieux-être et de mieux-vivre.
Abdelhalim a manifesté aussi son attachement à l'art équestre et à la musique en pratiquant l'un et l'autre. Mais c'est l'enseignement, son violon d'Ingres qui l'accaparera. A vingt ans seulement, il dispense déjà des cours à Djamaâ Djedid. Des cours d'arabe, de sciences religieuses et juridiques et de morale qui sensibilisent les auditoires aux maux qui sévissaient à l'époque «dissolution des mœurs, délinquance juvénile et d'autres déviations inhérentes aux mauvaises fréquentations par suite de l'afflux à Alger d'une population algérienne très composite venue d'ailleurs et d'une population rurale chassée brutalement des campagnes proches et lointaines.» En fait, tout le discours novateur au demeurant était axé sur trois vecteurs essentiels : défense de la langue, de la religion et de la patrie que Abdelhalim s'évertuait à transmettre à la médersa et à la mosquée.
Mostefa Lacheraf, autre mdersien, avait écrit en évoquant Etienne Dinet que celui-ci en embrassant l'Islam «avait pour enjeu l'exigence et non la facilité et le folklore des attitudes extérieures et du costume. Ainsi au lieu d'aller chercher son initiation au sein du soufisme et des zaouias, lui qui aimait tant le désert, Dinet s'adressa directement à Bensmaïa. «Pourquoi ? Parce qu'il avait une haute idée de notre religion à cause de sa dimension universelle et qu'il ne voulait absolument pas tomber dans les travers ou entre les mains d'ulémas d'oasis croyants certes, même dévots mais dépourvus de la culture désintéressée et débarrassée des idéologies.»
Défendeur des valeurs fortement ancrées, Bensmaïa avait déclaré au cours d'une réunion tenue à la mairie d'Alger le 9 septembre 1911 : «La liberté et les droits politiques français accordés à des musulmans devenaient un coup mortel à notre communauté spirituelle et temporelle, attendu que les bénéficiaires seraient complètement assimilés par le peuple français», propos rapportés par Charles R. Ageron.
«Ma tante était mariée à un Bensmaïa, cousin de Abdelhalim. Ma mère m'emmenait souvent chez ma tante qui habitait à la rue de l'Indépendance, à La Casbah. Abdelhalim venait souvent chez ma tante. Un jour, par hasard, lors d'une visite familiale, j'étais encore bébé, le cheikh m'a pris dans ses bras, comme me l'a raconté ma maman. Un café lui a été servi. Il m'a fait boire du café. Les femmes à l'unisson avaient crié pour montrer leur désapprobation. On ne donne pas de café à un bébé. Et quelle a été la réaction du cheikh. «Je lui donne du café pour qu'il devienne intelligent et lettré. Et il n'a pas eu tort parce je suis l'un des rares de la famille à compter parmi les détenteurs du savoir», commente Reda Bestandji, octogénaire accompli, ancien professeur, amateur de musique andalouse et doyen des Scouts algériens, dont le grand père Sid Ali était imam à Djamaâ Djedid et l'oncle Mamad Bestandji officiait en qualité de hazzab au mausolée de Sidi Ouali Dada.
Renconnaisance de Abdou?
Sur Bensmaïa, Reda ne tarit pas d'éloges : «On le compte parmi les savants de l'Algérie et professeur. Il enseignait à la médersa Thaâlibya et a eu comme disciples des ulémas, à l'instar de cheikh Abderrahmane Djillali qui m'avait raconté un jour : ‘Quand on faisait la halqa à la mosquée, Bensmaïa nous intimait l'ordre de prendre une feuille et d'écrire. Il faisait une leçon improvisée sans s'arrêter pendant une heure, aussi bien dans le domaine du fiqh que celui du droit, il menait une guerre atroce contre les usuriers qu'il abhorrait. D'ailleurs, c'est l'un des rares écrits qu'il a laissés sur le Riba et un long poème dans le medh du prophète.»
Bensmaïa aimait la musique et appréciait l'équitation. Son meilleur ami était le cheval. Et il était courant de le voir sur un cheval déboulant les marches de La Casbah. Vers la fin de sa vie, on avait dit que Bensmaia avait perdu la raison. Un illuminé flirtant avec le mysticisme.
«Mon père Rachid se souvient Réda, se levait tôt le matin pour nettoyer son échoppe à La Casbah. Un beau matin, il voit arriver Bensmaïa haletant, transpirant et visiblement harassé ! Il revenait de la Basse Casbah. Il a demandé une chaise pour s'asseoir. Mon père ne s'expliquait pas cet état de fatigue, il obtint vite la réponse. «J'étais à R'mila (Kaâ Sour), j'ai lavé mon cheval et cela m'a exténué.»
En ajoutant cette phrase ambiguë : «On était en train de renforcer les assises de la ville.» Mon père n'attacha pas d'importance à cette phrase. Le jour même, un tremblement de terre a secoué Alger… Connu et reconnu, Bensmaïa a été décoré de la médaille du mérite par la France. Et qu'en fit-il de cette distinction. Il l'attacha à la queue de son cheval et fit le tour de la Basse Casbah suscitant l'hilarité des passants. Et lorsqu'on l'interpella sur cette manière d'agir. La réplique était cinglante : «C'est tout ce que cette décoration méritait, sachant que je ne suis nullement adepte des honneurs de ce genre.»
Bensmaïa Le mystique
Bensmaïa provocateur ? Sûrement. Une fois il a attaché son cheval au pied de la statue du duc d'Orléans qui trônait à la place du Gouvernement sans se soucier, il est parti faire sa prière à la mosquée. Quand il est revenu, il a reçu une salve de réprimandes de la part de la police. Et quelle a été sa réponse : «Votre cheval est là depuis 100 ans, on n'a pas dit un mot. Maintenant, vous venez me reprocher mon acte pour une heure seulement, ce n'est pas juste ni équitable !»
A la même place, qui faisait office de terminus de tous les trams un jour, voyant une vieille dame descendant du bus, Bensmaïa l'accosta en lui demandant d'attendre. Entre-temps, il fit appel à un passant en lui demandant s'il pouvait lui donner quelques sous. Ce que le quidam fit. Bensmaïa donna cet argent à la vieille dame et s'en alla en toute discrétion.
Le donateur s'approcha alors de la vieille : «Connais-tu cet homme ? Non je ne le connais pas. Je viens de loin, je suis pauvre. Ma bru vient d'accoucher et nous n'avons rien à la maison. Je suis venue ici justement en quête de quelques sous et Dieu m'a envoyé cet homme providentiel». En sortant du mausolée et à trois pas trône majestueuse l'ancienne médersa dont l'âme et la vocation ont été sacrifiées. Ses portes sont hermétiquement fermées puisqu'elle sert de centre d'enseignement à distance ! Quel gâchis, alors qu'elle peut servir comme un formidable pôle de rayonnement culturel dans toute La Casbah et Alger d'une manière générale. Rien que son architecture recèle un trésor hélas peu connu. Cette bâtisse jouxtant le mausolée du saint patron d'Alger est un véritable chef-d'œuvre mauresque initié par le gouverneur général Jonnart).
C'est le même style que celui de la médersa de Tlemcen inaugurée en 1905 ou celle de Constantine en 1908. Style qui est adopté pour la mairie d'El Biar, la wilaya d'Alger ou encore la Grande Poste qui est devenue depuis peu un musée.
La médersa d'alger ne mérite-t-elle pas un meilleur sort ?


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