Professeur de droit, politologue, consultant international, ancien ministre des Finances et auteur de plusieurs ouvrages de référence (Le Proche-Orient éclaté, notamment), Georges Corm analyse la brutale situation libanaise dans son contexte régional, mondial et interne. Avez-vous été surpris par l'agression israélienne contre le Liban ? Quelles seraient les véritables raisons de cette agression dont le timing correspond également à l'offensive israélienne contre Ghaza ? Non, je n'ai pas été surpris, car la résolution 1559 des Nations unies en septembre 2004 avait ouvert la voie à cette agression en redonnant au Liban le statut d'Etat tampon sur la scène régionale sous prétexte de rétablir sa souveraineté. Il est clair qu'Israël et les Etats-Unis veulent en finir avec les deux symboles les plus forts de la résistance à leurs diktats de nature coloniale et fasciste, à savoir le Hamas en Palestine et le Hezbollah au Liban. Au-delà des déclarations d'unité nationale prônée par le gouvernement libanais, quel est le degré de cohésion des courants libanais autour du Hezbollah ? Quel serait l'avenir de la carte politique interne après cette agression ? Allons-nous assister à un remake de 1982 avec le syndrome de la « résistance jetée à la mer », avec une application de la résolution 1559 ? Ce sont les plans américano-franco-israélien qui vont être mis sous drapeau onusien. La situation interne libanaise, déjà très fragile et très tendue avant l'agression israélienne, risque de poser encore plus de problèmes qu'auparavant. Les forces dites du 14 mars fédérées par le courant du Futur de la famille Hariri et M. Joumblatt, sous la houlette américaine et française, vont vouloir parachever leur domination exclusive sur l'Etat libanais. Cependant, heureusement que le général Aoun, qui est de loin la personnalité politique chrétienne la plus populaire, maintient jusqu'ici le cap qu'il s'est fixé, à savoir un accord avec le Hezbollah sur les grands principes devant régir le dialogue national et une condamnation ferme des régimes arabes qui l'ont critiqué dans la conjoncture de l'agression criminelle d'Israël sur le Liban. Certains pays arabes, comme l'Arabie Saoudite, reprochent au Hezbollah son « aventurisme ». Que pensez-vous de cette position et quel crédit donner à la position adoptée par la Ligue arabe proclamant l'échec du processus de paix ? Il n'y aura jamais de mots assez forts pour dénoncer l'attitude des trois pays arabes (Egypte, Arabie Saoudite et Jordanie) qui, au lieu de condamner l'agression criminelle israélienne, ont condamné l'enlèvement des deux soldats israéliens par le Hezbollah. Ce faisant, ils ont facilité le travail de la diplomatie américaine qui pousse Israël à toutes les extrémités. Ils œuvrent de plus pour semer la discorde entre sunnites et chiites au Machreq arabe. Je pense qu'à terme, cela risque de leur coûter cher, car nous savons très bien que les opinions publiques dans ces trois pays sont de cœur avec le Hezbollah. Israël insiste sur le rôle présumé de la Syrie et de l'Iran dans les attaques aux roquettes menées par le Hezbollah. Pensez-vous que ces deux pays sont directement menacés par des frappes israéliennes ? Je n'ai pas de boule de cristal, mais je crois qu'ils ne le feront pas, préférant s'attaquer au Liban pour le mettre à genoux et en faire un instrument docile aux mains d'Israël et des Etats-Unis, comme ils l'ont fait en 1982. Dans la lutte pour l'hégémonie régionale totale, ils pensent que l'éradication du Hezbollah (tout comme celle du Hamas en Palestine occupée) serait un coup fatal au prestige et à l'influence de ces deux puissances régionales qui refusent de céder aux pressions israélo-américaines. En tout cas, les Etats-Unis avec leurs troupes en Irak n'ont pas intérêt à un conflit militaire avec l'Iran et Israël n'a pas intérêt à l'ouverture des frontières de cessez-le-feu au Golan à des actions de commandos ou de guérilla qui s'ajouteraient à celles du Hamas et du Hezbollah. Après les civils et le Hezbollah, c'est également l'armée libanaise qui est ciblée par les bombardements. Que signifie pour vous cette nouvelle étape ? Israéliens, Français et Américains en veulent énormément à l'armée libanaise et à celui qui la réunifiée et reconstruite après la guerre, le président de la République, le général Emile Lahoud. En effet, ce dernier a toujours refusé d'utiliser l'armée contre le Hezbollah ou de l'envoyer au Sud pour être le garde frontière d'Israël. Les pressions sur lui et le gouvernement de M. Hoss auquel j'appartenais étaient très fortes en 2000 après la victoire du Hezbollah pour envoyer l'armée au Sud. Après l'adoption de la résolution 1559, les pressions sur le président Lahoud sont devenues intolérables, pour qu'il demande à l'armée de désarmer le Hezbollah par la force. Les agents d'influence américano-français, à savoir le groupe Hariri et M. Joumblatt, ont donc essayé de l'obliger à démissionner. Mais il a tenu bon, à la grande fureur de la France et des Etats-Unis et d'autres pays occidentaux qui ont organisé un boycottage du président de la République libanaise. Récemment, M. Chirac a demandé au gouvernement roumain de ne pas adresser d'invitation à notre président pour le prochain sommet de la Francophonie, mais de la réserver exclusivement au Premier ministre (qui, soit dit en passant, ne parle pas le français). Tout cela est indigne de pays qui prétendent parler au nom du droit et de la civilisation. Vous avez déclaré à El Watan dans un précédent entretien qu'une « véritable démocratisation du monde arabe ne peut qu'entraîner une radicalisation des aspirations à la dignité et à l'indépendance ». Est-ce que le déficit de réactivité arabe est notamment motivé par la nature même des régimes ? Et quelle serait, selon vous, « la » réaction arabe appropriée face à l'agression israélienne ? Bien sûr, les régimes sont responsables, en particulier ceux qui sont totalement aplatis devant les Etats-Unis. Nous aurions pu stopper les violences inouïes pratiquées par Israël au Liban et en Palestine et par les Etats-Unis en Irak, si seulement deux ou trois gouvernements arabes importants au Moyen-Orient, – en 1978 lors de la première invasion du Liban ou en 1982 lors de la seconde invasion du Liban ou en 2000 lorsque M. Bush déclare Sharon un « homme en paix » – avaient rompu leurs relations diplomatiques, ou plus simplement retiré leurs ambassadeurs de Washington et menacé de rupture. En effet, un tel geste aurait amené le gouvernement américain à revoir ses positions. Mais avec des gouvernements arabes aplatis, les Américains et les Israéliens sont en droit de se dire qu'il n'y a aucun obstacle à continuer dans la politique de la canonnière.