Georges Corm, ancien ministre des Finances du Liban entre 1998 et 2000, consultant économique et financier, actuellement consultant auprès de la Commission économique des Nations unies pour l'Asie de l'Ouest, est l'auteur de plusieurs ouvrages de référence sur le Moyen-Orient : le Proche-Orient éclaté, géopolitique du conflit libanais, Orient-Occident : la fracture imaginaire. En avril 2003, vous avez déclaré à El Watan qu'il était logique que « sitôt Baghdad tombée, la Syrie soit soumise à des menaces ». L'attentat contre Rafic Hariri donnera-t-il une justification directe, à moyen ou long terme, à une action militaire américaine contre la Syrie ? Evidemment, le retentissement international donné à l'assassinat de l'ex-Premier ministre libanais permet aux Etats-Unis et à la France de faire monter les pressions sur la Syrie. De plus, les officiels israéliens ont multiplié, ces derniers jours, les déclarations dénonçant le Hezbollah libanais comme un soutien direct à la résistance palestinienne. Comme pour tous ces grands attentats qui ont des contextes régionaux ou internationaux, on peut plaider différentes thèses avec une logique forte. Si la Syrie était en cause, cela signifierait que le régime politique syrien se sentirait tellement acculé qu'il aurait commis une erreur majeure se retournant contre lui. Si ce sont des opposants, locaux ou internationaux, à la présence syrienne qui sont en cause, il s'agit de forces pour qui la déstabilisation du Liban permet de mettre en cause le statu quo régnant, en particulier de démanteler l'axe syro-iranien et de retirer l'appendice libanais de cet axe dont l'importance provient de la présence du Hezbollah. La fragilité du Liban, la puissance et la popularité du Hezbollah allié de la Syrie, risquent-elles de créer une autre zone d'instabilité au Moyen-Orient ? Bien sûr. Dans une libre opinion publiée par le journal Le Monde en septembre 2004, j'avais mis en garde contre la Trouvez-vous que les soupçons ciblant la Syrie après l'attentat contre Hariri soient crédibles ? En d'autres termes, qui avait intérêt à éliminer l'ancien Premier ministre ?déstabilisation du Liban qu'allait provoquer immanquablement la résolution 1559, cette déstabilisation rouvrant le Liban comme espace de confrontation géopolitique dans la région et instrument pour tenter d'atteindre plus vite les objectifs de réorganisation du Moyen-Orient dont les Etats-Unis se font les promoteurs. Il ne faisait pas de doute que les Etats-Unis, dans cette partie du Moyen-Orient aussi, allaient rencontrer des résistances et que le Liban allait en faire les frais. Sur le plan intérieur, la carte politique du Liban pourra-t-elle résister à ce « printemps de Beyrouth » surtout à l'approche des élections d'avril prochain ? L'expression « printemps de Beyrouth » est reprise du vocabulaire d'Europe centrale. Les contextes sont très différents. L'opposition dispose d'un contrôle presque total sur les médias locaux et d'une liberté d'expression absolue. Beaucoup des chefs de l'opposition sont des anciens piliers de la présence syrienne ou des anciens miliciens de la guerre. Leur crédibilité, pour des raisons d'opportunisme politique, peut être forte à l'étranger ; sur la scène locale, elle n'est pas vraiment aussi rassembleuse qu'on le dit. Evidemment, le gouvernement syrien a beaucoup trop tardé à regrouper son armée dans la Bekaâ, comme prévu dans les accords de Taêf (1989) et n'a pas vu venir la tempête, ce qui est une erreur majeure que partage avec lui le gouvernement libanais. Dans le contexte de pressions internationales fortes, céder n'est jamais une décision facile et il eut bien mieux valu que cela fût fait après le retrait des Israéliens du Sud Liban en 2000, ce qui aurait coupé l'herbe sous le pied des « opposants » actuels et des Etats-Unis ou de la France. Je pense que la Syrie n'a jamais imaginé qu'une partie aussi importante de sa « clientèle » libanaise lui échapperait aussi brusquement. Que pensez-vous justement du parallèle fait entre l'expression actuelle de l'opposition libanaise et la révolution orange en Ukraine ? Le contexte ukrainien est tout à fait différent. Il n'y a pas de tensions régionale et internationale équivalentes à celle provoquée par la perpétuation scandaleuse du conflit israélo-palestinien, celle de l'occupation du Golan syrien par Israël et à la question de l'Iran avec son réacteur nucléaire. La similitude avec l'Ukraine réside dans le fait qu'au Liban aussi une partie de la nomenklatura politique a été retournée pour constituer une avant-garde « démocratique » favorable aux intérêts de l'Union européenne et de l'Otan, alors qu'elle était jusque- là favorable au maintien du statu quo et à des relations privilégiées avec un puissant voisin. Quel rôle pourrait jouer la France qui semble prendre parti dans cette crise, notamment depuis le vote de la résolution onusienne 1559 ? La France joue gros dans l'affaire libanaise. Elle peut, éventuellement, perdre une partie de son influence au Moyen-Orient, alors que jusqu'ici sa politique moyen-orientale était vue unanimement avec faveur, faisant contrepoids aux Etats-Unis, ce qui était courageux. Evidemment, si le Liban est sorti de l'orbite syrienne et le Hezbollah désarmé ainsi que les camps palestiniens, sans casse, elle aura réussi son pari aventureux. En général, je crois peu aux miracles, mais il y a toujours dans l'histoire une « divine surprise » ici ou là ; cependant, lorsqu'elles surviennent, c'est parce qu'un certain nombre d'évolutions positives non visibles ont eu lieu. Je suis à leur recherche et ne me contente pas des beaux discours idéalistes de M. Bush. Une des exigences américaines est le désarmement du Hezbollah, est-ce réalisable ? Quelles en seront les conséquences sur les équilibres internes et externes ? Le désarmement du Hezbollah, pour pouvoir être opéré dans le calme et sans explosion de violence, a besoin de voir réunies plusieurs conditions, dont le règlement du contentieux syro-israélien (occupation du Golan), mais aussi l'émergence d'un Etat palestinien crédible et respecté par Israël. Dans ce cas, pourrait se former un consensus solide et fort au Liban auquel l'aile dure du Hezbollah devra se soumettre. En l'absence de la réalisation de ces conditions, on peut difficilement envisager aussi bien le désarmement du Hezbollah que celui des camps palestiniens.