Tous ceux au fait des débuts du raï moderne connaissent les artistes qui ont gravité autour de celui qui est réputé en être le père. Ainsi se rappellera-t-on les voix que la trompette de Bellemou a accompagnées, une autre trompette d'or la secondait formidablement. Il s'agit de celle de Mimi T'mouchenti, un des pionniers de ce qui a été primitivement appelé pop-raï. Mouffok Boumediene de son vrai nom, vit actuellement une bienheureuse soixantaine. Car, même si depuis des lustres il est sans actualité artistique, il bénéficie toujours à Témouchent de l'estime de ses concitoyens alors que les nouveaux artistes, en s'adressant à lui, ne manquent pas de le gratifier du déférent titre de Cheikh. Sa haute stature, sa distinction naturelle et son affabilité en font un être à mille lieues de l'image réductrice que l'on se fait des artistes qui ont forgé une bonne part de ce rugueux et paillard raï d'antan, un genre qui faisait fi de l'hypocrisie sociale et sans rapport avec celui d'aujourd'hui, domestiqué, fade et sirupeux. Mimi ne se reconnaît d'ailleurs pas dans ce raï aseptisé et pour tout dire juste «ambianceur». Il s'est, en conséquence, investi dans une association promouvant le patrimoine du melhoun, poésie populaire authentique qui était la référence pour le raï-trab, le raï des origines. Mais pourquoi Mimi a-t-il décroché ? Sur cette question, il avoue avoir cédé au défaitisme en raison de l'interminable cauchemar des années 1990, le point d'orgue ayant été l'assassinat de Hasni. Cette décennie avait anéanti sa passion de jeunesse : «Non, je n'ai jamais été directement menacé, mais continuer à forcer le destin, la peur au ventre, cela devenait insoutenable. D'ailleurs, même les lieux où se produire s'étaient réduits à presque rien. Et puis, il y a eu la concurrence d'une flopée de chebs et chebate que des maisons d'édition faisaient accoucher d'albums en veux-tu, en voilà.» Ainsi, en 1997, à 43 ans, Mimi s'est résolu à redevenir Boumediene. Petite parenthèse, Mimi n'est pas une frivolité de nom d'artiste dont il se serait affublé. C'est l'affectueux surnom qu'avait donné une voisine pied-noir à l'adorable poupon qu'il fut. Il lui est resté et, certains pour le différencier d'autres Mimi, lui ont accolé l'adjectif T'mouchenti. C'est à dix ans, en 1964, qu'il rejoint la salle de musique communale, siège de la lyre municipale. Elle était dirigée par Henry Couton, un Français sympathisant de la cause de l'indépendance nationale dont le fils avait été assassiné par l'OAS : «J'ai appris à jouer sous la férule de Houcine Bouhit, l'adjoint de Couton.» De tous les trompettistes de la fanfare, Messaoud Bellemou, qui allait sur ses 18 ans, était le modèle pour Boumediene. Touché, Messaoud l'adopte et devient son mentor. Après deux années à s'exercer sur un clairon, Mimi passe à la trompette. Il réalise de tels progrès qu'il devient un virtuose et Bellemou, en 1968, l'intègre à son groupe créé deux années plus tôt pour animer les cortèges nuptiaux et les banquets de mariage. Dans ce type de groupes qui existent jusqu'à aujourd'hui, un ghaïtiste, deux tbals et un karkabou jouent juchés sur la benne d'une camionnette incluse en bonne place dans le cortège de véhicules. Messaoud aura été le premier à oser supplanter la traditionnelle ghaïta par la trompette. Boumediene n'a alors que 14 ans et est encore écolier : «C'est Messaoud qui obtenait de mon père l'autorisation de me produire avec lui.» Le père, coiffeur, est un homme très estimé dans sa ville. Quant à la famille élargie, elle est catégorisée conservatrice. Le père ne s'oppose pas : «Attention, nous ne jouions que de la musique. Et puis j'étais là pour relayer Messaoud dont le groupe ne disposait d'ailleurs que d'une seule trompette. Par ailleurs, les airs qu'on jouait étaient festifs et dansants, mais contrairement aux groupes traditionnels, c'étaient des musiques essentiellement espagnoles : mambo, tcha-tcha-tcha, boléro, paso-doble, valse, slow, rumba, quelquefois des chansons françaises, en particulier Mon premier baiser de Macias, et du hasri, Saloua et Mohamed Lamari, entres autres. Près de deux années après, fin 1969, Bellemou acquiert une deuxième trompette. Enfin, j'en avais une pour moi tout seul !» 1970 est l'année du Poréapor, la fameuse création en musique raï de Messaoud : «Elle est née de l'adaptation d'un bordj gnaoui à la trompette que Bellemou a fait précéder d'une intro de son cru, un tata-tarata-ta rythmé et entraînant à souhait. J'ai eu à accompagner Bellemou alors qu'il accouchait par tâtonnement de ce morceau, lequel d'ailleurs revient jusqu'à aujourd'hui comme un leitmotiv dans la majorité des chansons raï». En 1971, le groupe se transforme en ensemble avec une instrumentation élargie au saxo, à l'accordéon et à la derbouka. Il s'adjoint également les services d'un chanteur : «C'était Rachid Zouaoui qui resta avec nous un peu moins d'une année. Ce sont désormais les soirées de noces qu'on anime. Mais la nouveauté, c'est la substitution de la trompette à la gasba dans la reprise du répertoire du raï trab. Rachid sera relayé par Bouteldja Belkacem et Hamani. On était obligés d'avoir deux chanteurs au cas où l'un ferait défection. Bouteldja était versé dans le répertoire d'El Wachma T'mouchentia alors que le second puisait dans les standards des médahate.» L'ensemble est sollicité pour toutes les noces qui se tiennent les week-ends. Surbooké, il ne peut plus satisfaire la demande : «Eh bien, les mariages ont commencé à avoir lieu les autres jours de semaine et les dates des noces étaient arrêtées en fonction de notre agenda. Du coup, nous travaillions tous les jours de la semaine. Nous avons même dû, parfois, nous scinder en deux groupes afin d'animer deux mariages, Messaoud partant avec Bouteldja et moi avec Hamani.» Sa notoriété grandissante fait passer l'ensemble à un autre stade en 1974. Il enregistre deux 45 tours avec ses deux chanteurs. Ce sera Andi Mesrara et face Sergeane el assa pour ce qui est de Bouteldja et concernant Hamani, ce sont deux effrontées odes à la licence des mœurs Sehab el oualal et Deg, deg, samiha oua rgoud respectivement. Ceux qui écouteraient les nombreux autres disques enregistrés avec Hamani et Bouteldja, distingueront le son du saxophone au côté de celui de la trompette : «Les deux chanteurs ont des voix aiguës, dans la gamme du do et si bémol. Aussi, pour être au diapason de leurs voix, Bellemou devait se mettre au saxo ténor.» Cependant, à l'écoute de ces vieux disques, il pourrait apparaître rétrospectivement qu'on est loin de l'évolution-révolution musicale tant vantée. Pour en juger, il y a lieu de ne pas perdre de vue que le changement s'est opéré sur la durée. D'autre part, les calamiteux enregistrements d'antan, qui plus est en mono, rendent peu justice à la nouveauté qui s'effectuait. En se remettant dans le contexte de l'époque, il était tout à fait naturel que le raï moderne en gestation fût encore lié au raï trab. Les paroles y comptaient plus que l'accompagnement musical qui n'est qu'un soutien, sauf qu'il y a une autre sonorité que celle de la gasba qui, elle, demeurait toujours dominante dans l'ensemble du raï. D'où l'attrait pour cette nouveauté même si, de chanson en chanson, elle était dans le répétitif, encore proche des airs wahrani, eux aussi redevables de la même matrice, celle de la gasba et du galal. Sur disque, on recourt à des choristes femmes dont le métier n'est pas le chant et dont parfois les youyous fusent. Le raï étrenné par l'ensemble Bellemou se hissait à la performance musicale pour quelques titres avec ses deux chanteurs maison. Mais c'est surtout avec d'autres célébrités de l'époque qu'il se surpassait. En effet, le succès disquaire des deux premiers vinyles suscita l'intérêt pour les nouvelles sonorités cuivrées. En premier, en 1975, ce sont Younès Benfissa et Boutaïba Seghir, des raïmen qui se faisaient accompagner par une orchestration moderne remplaçant la gasba par l'accordéon. Ils eurent d'autres fructueuses collaborations sur la scène comme sur d'autres 45 tours avec l'ensemble. Et alors que jusque-là, Bellemou faisait appel ponctuellement à des accordéonistes, il engagea à titre permanent Hocine Mister, un instrumentiste réputé. Pour l'anecdote, le sobriquet de Mr qui suit son nom constituait une marque de considération, Hocine était considéré comme un monsieur, sauf que dit en anglais c'était plus classe. Bien entendu, il n'y a pas que les mariages et les enregistrements dans l'activité de l'ensemble, il y a aussi le réseau underground pour se produire, les cabarets de la corniche oranaise et d'Alger. C'est en ces lieux que se fera plus tard la jonction avec Khaled et d'autres chebs de la nouvelle génération encore balbutiante. Mais auparavant, «en 1976, des artistes d'autres genres font appel à nous. Il y a eu Mohamed Lamari pour Jaou el khataba ikhatbouk et Mazouni ainsi que chaba Zoulikha dans une reprise de Sob errachrach». La trompette et le raï ont alors conquis une dimension nationale. L'ensemble Bellemou fait des tournées à travers le pays comme à l'étranger, seul ou en accompagnant des vedettes de la chanson algérienne. En 1978, Mimi commence à pousser la chansonnette. Il intervient épisodiquement durant les soirées en complément du chanteur attitré : «Mais l'année suivante, pour des difficultés respiratoires, j'abandonne mon instrument et j'occupe à plein temps le poste de chanteur d'autant que Bouteldja et Hamani n'étaient plus avec nous. Nous avions tout de même bénéficié du renfort de Gana el Maghnaoui qui était chanteur et instrumentiste à la trompette.» Mimi ne renoue qu'à titre exceptionnel avec son instrument fétiche comme par exemple lorsque des d'orchestres en vue font appel à son concours. Ainsi, il eut à jouer sous la direction de Abdallah Kriou et de Mustapha Sahnoun. Dans ces années-là, le début des années 1980, l'ensemble Bellemou est au sommet de son art. Le raï commence à percer à l'étranger. Le synthé détrône peu à peu l'accordéon et la qualité des enregistrements évolue. Le raï affirme plus nettement ses différences avec le wahrani et le trab. L'ensemble va se distinguer par le fait que le chanteur n'y occupe qu'un poste, au même titre que chacun des instrumentistes, sauf que le sien est vocal. Il n'est pas la vedette que l'on accompagne. Ce qui est demandé à la voix, ce n'est pas sa beauté, c'est sa gouaille, sa sincérité et son authenticité. L'orchestration plus fouillée compte alors tout autant que le reste. Il faudrait, par exemple, écouter la première version de Zina diri lataye donnée par l'ensemble pour savoir que le groupe Raïna Raï n'a pas véritablement innové dans la reprise de ce titre phare de sa discographie. Revenons à Mimi. Au milieu des années 1980, il avait accédé à la notoriété en tant chanteur. Il sent alors qu'il est légitimement temps pour lui de voler de ses propres ailes et de se hisser de l'ombre tutélaire de Messaoud : «En 1985, j'ai fondé mon propre ensemble qui a vécu jusqu'à ce que je cesse toute activité musicale.» En 1986, l'artiste a pris de l'âge, il a la trentaine, les temps ont changé et la précarité du métier se fait sentir. Et puis, il y a la famille qui veut le voir se ranger. Il décroche un emploi dans une entreprise publique. Aujourd'hui, il remercie le ciel de lui avoir soufflé cette inspiration parce qu'autrement il vivrait présentement des moments difficiles sans statut ni couverture sociale. Comment conciliait-il les deux activités ? : «Mais quand j'étais occupé par la musique, ce n'était pas du travail ! C'était du plaisir, la détente, la vie dans ce qu'elle a de jouissif !» Et Rani nadem a'la layam, en 1994 ? : «C'est l'un de mes plus beaux souvenirs. J'étais l'auteur des paroles, de la musique et l'interprète en tant que chanteur. Imaginez, ce titre a été repris par de nombreux artistes dont le regretté Hasni. Lui a su lui donner une autre dimension et la rendre plus touchante. Il l'avait arrangé dans le mode rasd. Dans ma version, j'ai du recourir au mode âjam parce que l'accompagnement musical s'appuyait sur la trompette forcément sans le quart de ton. Même Cheikha Djenia l'a reprise mais, elle, avec le son de la gasba et du galal. » De la sorte, à l'orée de sa retraite artistique, la chanteuse a permis à Mimi de rendre une minime part de ce qu'il a pris au raï trab dont elle était l'une des figures de proue.