Beyrouth, « papillon en pierre », pour reprendre le poète Mahmoud Darwich, vole d'une aile alors que le second s'abîme frappe israélienne après l'autre. La ville qui était coupée en Est et Ouest durant la guerre civile (1975-1991), mais en Nord et Sud. La banlieue Sud n'existe pratiquement plus, taillée en pièces et nivelée à terre par les raids de l'aviation et de la marine israéliennes. « Le nord de la ville - épargné par les bombardements - est constamment bouché par les embouteillages : l'exode des gens de la banlieue du Sud a fait monter la population de cette partie – surtout Beyrouth Est - de 700 000 personnes », indique un chauffeur de taxi. Dans les écoles et dans les jardins, comme à Sanayeh, des familles fuyant la banlieue Sud – et certains après avoir fui le Liban Sud – improvisent une vie de remplacement, avec l'aide de la Croix-Rouge libanaise, du Courant patriotique libre de Michel Aoun et des services sociaux du Hezbollah. Le « chaos constructif » Depuis 24 heures, les raids se raréfient sur la banlieue Sud. Mercredi soir, des avions de chasse israéliens ont survolé la capitale libanaise pour aller bombarder une caserne et un relais de transmission à Jebil, plus au Nord, alors que le sud du pays connaît une poursuite de l'acharnement israélien. « C'est une tradition de guerre israélienne que nous connaissons : baisser la tension sur la capitale pour se concentrer sur les régions Sud », analyse Djihad Ezzine, responsable de la rubrique internationale au quotidien Annahar. « Les Israéliens poursuivent leurs attaques contre les positions de l'ONU dans le sud du pays et contre l'armée libanaise pour pouvoir ensuite imposer leur loi sur cette région. Israël applique sa vision dite du « chaos constructif », estime Hussein Hadj Hassan, député du Hezbollah, rencontré au siège du Parlement, les yeux rivés sur les images de la chaîne du même parti Al Manara qui, avec Al Djazira et New TV (libanaise), restent les chaînes de télévision les plus regardées au Croissant fertile. « Ce n'est pas avec les chansons patriotiques de Assi El Hellani, que diffuse New TV, que nous allons riposter aux Israéliens, mais que peut-on faire. J'ai passé ma vie à Beyrouth dans la guerre, l'une chassant l'autre. Et notre situation, humainement, est celle de cette ville » , dit un Beyrouthi de 50 ans, qui tient une boutique de souvenirs près de la place des Martyrs. Beyrouth est en fait exsangue et nerveuse. Du côté de la mer, les plages sont polluées par les huiles à moteur qu'ont déversées les navires israéliens au large. Menace parfois visible, vendredi matin, au large de Beyrouth Ouest où on pouvait apercevoir un navire israélien. Une menace jetant l'ancre au bout du regard des familles qui viennent prendre l'air le soir le long de la Corniche à quelques kilomètres seulement de la ligne rouge qui les sépare de la banlieue Sud. Les restaurants de la Corniche ont baissé rideau. On craint les frappes maritimes. Les commerces tournent au ralenti et à partir de 17 h, peu restent ouverts sinon les épiceries, les bureaux de poste, les pompes à essence ou les quelques bistrots animés du côté de Gemayzé, l'ancien quartier latin de Beyrouth, qui maintiennent la tête de Beyrouth hors de l'eau stagnante de l'angoisse. L'angoisse est là. Les accidents de voitures répétés, les bagarres qui éclatent de temps à autre, la fréquence des cas de dépression nerveuse qui n'épargne pas les enfants, la psychose due aux rumeurs selon lesquelles des espions israéliens pullulent dans la ville (50 Libanais ont été arrêtés entre mardi et mercredi passés pour espionnage), les SMS que des Beyrouthis affirment recevoir et qui appellent à la fitna confessionnelle entre chiites et sunnites, la « pontophobie », selon l'expression des médias ici quant à la peur d'emprunter des tunnels ou des ponts, cibles des frappes israéliennes, les regards apeurés à chaque fois qu'une ambulance traverse la rue principale d'Al Hamra à tombeau ouvert, etc. « Depuis 15 jours, on vit un chaos qu'on a pas vécu depuis 15 ans. On ne prend même pas la peine de mettre la ceinture de sécurité en conduisant », fait remarquer un chauffeur de taxi. La ville est au bord de la crise de nerfs. Alors, on s'organise comme on peut pour renverser la vapeur. Des jeunes filles de Beyrouth Est ont refusé de changer l'itinéraire et les horaires de leur jogging quotidien et un reporter-photographe exprime sa joie, car samedi, il n'ira pas couvrir les résultats apocalyptiques des frappes sur Beyrouth Sud, mais un mariage dans une église maronite. « Nous savons vivre : regardez notre ville, notre architecture, nos enfants qui pratiquent tous les sports. Mais vivre dans la dignité. Si cette dernière est menacée, alors la mort n'est qu'une gorgée d'eau à nos yeux », dit Abou Djaâfar, la quarantaine, cadre du service social du Hezbollah à Beyrouth Ouest et père de quatre enfants, qui supervise « même en temps de guerre », son projet de parc naturel rassemblant 300 espèces d'oiseaux rares. « Je suis impressionné par la volonté des habitants de Beyrouth », dit un journaliste arabe au Liban depuis une semaine. Mercredi dernier, des blessés libanais ont refusé l'évacuation sur Amman, en Jordanie, à bord des premiers avions qui ont atterri sur l'unique piste praticable de l'aéroport international Rafic Hariri.