Lundi 1er novembre 1954, 7h. Le bus Berliet GLC, qui s'engage dans l'étroit défilé de Tighanimine, surplombé par d'immenses parois de granit, s'arrête brusquement devant un barrage de pierres. Un homme sort de l'ombre, un fusil allemand de marque Sten dans les mains. On fait descendre tous les passagers du bus parmi lesquels Hadj Saddok, caïd de M'chouneche, et un couple d'instituteurs français, Guy et Jacqueline Monnerot, récemment arrivés de Limoges, centre de la France, pour enseigner à Ghassira, un patelin situé à 85 km au sud de Batna. Hadj Sadok dégaine son pistolet de sa gandoura, mais il est abattu d'une rafale en pleine poitrine de même que Guy Monnerot, qui agonisera longtemps au soleil avant de mourir. L'épouse de ce dernier est grièvement blessée à la hanche. L'acte fondateur de la Révolution venait de s'inscrire dans le sang. Soixante ans plus tard, à l'endroit même se dresse un immense obélisque en béton et une plaque commémorative qui rappelle aux automobilistes, qui veulent se donner la peine de s'y arrêter, le souvenir de ces premiers coups de feu. Soixante ans après l'indépendance, la route est restée presque telle qu'elle avait été construire par les Français. Quand le tapis de bitume s'arrête à cet endroit précis, le passage redevient chaotique et dangereusement étroit au-dessus d'Ighzer Amellal (Oued Labiod) en allant plus au sud vers Taghit, Tifelfel, Ghassira, Ghoufi et toutes ses localités où le palmier annonce le grand désert tout proche. Tayeb Goughali, 84 ans, est l'un des derniers témoins directs de cet événement. Samedi 11 octobre, dans un minuscule jardin public de Biskra, assis sur une chaise en plastique, il nous déroule le fil des événements. Une année avant ce Novembre 1954, M. Goughali, 23 ans, travaillait comme convoyeur chez Hadj Brahim Halimi à bord d'un autocar assurant la navette entre Biskra et l'oasis de M'chouneche. Départ de la ville vers 6h, retour vers midi. Hormis les bêtes de somme, le seul moyen de se déplacer dans ces contrées montagneuses reste le car de Hadj Brahim, toujours chargés d'hommes et de marchandises. Convoyeur est une couverture parfaite pour cet agent de liaison qu'était Tayeb Goughali, sous l'autorité du chef Hocine Ben Abdelbaki, installé à Baniane. Goughali livre les marchandises commandées par les clients et distribue messages, courriers et consignes aux militants. Salaire journalier : 40 douros par jour. A peine le prix d'un repas chez un «dabbakh (restaurateur)», précise-t-il. «Un jour, Mustapha Ben Boulaïd et Larbi Ben M'hidi sont venus me demander de les mettre en contact avec Hocine Berhayel», raconte-il. Bandit d'honneur et insurgé activement recherché, Hocine Berhayel est une figure très connue, admirée et respectée dans les Aurès. Mustapha Ben Boulaïd cherche à le rallier à la cause nationale. «Messali est un peureux. Il ne va pas bouger le petit doigt contre la France» En ces débuts des années 1950, Messali Hadj est encore le zaïm incontesté du mouvement nationaliste algérien mais le vieux leader refuse obstinément d'appeler à la révolution armée alors que la jeune génération de militants nationalistes piaffe d'impatience d'en découdre avec cette France orgueilleuse et méprisante des administrateurs et des colons. Ammi Tayeb : «On disait que l'homme était un peureux et qu'il n'allait pas bouger le petit doigt contre la France. On maudissait sa barbe !» Les militants sont nombreux à s'engager dans l'OS, l'Organisation secrète. Comme en Kabylie, des bandits d'honneur de la trempe de Grine Belkacem et Hocine Berhayel tiennent le maquis depuis des années. Des camps d'entraînement au maniement des armes voient le jour ici et là. On se prépare dans le plus grand secret à passer à l'action armée. «La première réunion entre 15 zaïms dont Mustapha Ben Boulaïd et Hocine Berhayel a eu lieu à Djamaâ Alemmas, à Chenaouara», se rappelle âmmi Tayeb. Hocine Berhayel rejette d'emblée l'idée d'une grande manifestation que le groupe propose. Il ne tient pas à rééditer le sanglant épisode de Guelma en 1945. Berhayel dit à ses compagnons : «Pas de manifestation. Si vous voulez la révolution appelez-moi, sinon, ce n'est pas la peine. Vous avez un mois pour me donner votre réponse.» Une deuxième réunion aura lieu quelques semaines plus tard dans la mosquée d'Inoughissen, en présence de l'imam Si Mohamed Benderradj, lequel précisera au groupe les règles du djihad. «Ne touchez pas aux instituteurs ni aux touristes» Les préparatifs au soulèvement armé vont bon train. Une vingtaine de jours avant la date arrêtée pour le déclenchement des hostilités, Mustapha Ben Boulaïd demande à Tayeb Goughali d'assurer le trajet Biskra-Arris pendant 15 jours seulement. Celui-ci se montre réticent. C'est que la ligne Biskra-M'chouneche assure l'essentiel de ses revenus tant il se livre à un juteux petit commerce de marchandises entre ces deux localités. Ben Boulaïd insiste : «Toi, les gens te connaissent et ils te font confiance. L'organisation va te payer 20 000 francs pour te dédommager du manque à gagner.» Tayeb Goughali accepte la mission, mais refuse d'être payé. Dernières recommandations du chef Ben Boulaïd, qui décédera en mars 1956 en manipulant un poste radio piégé par l'armée française : «Quand vous tombez sur un barrage dressé par nos hommes, dites au chef des moudjahidine de ne pas s'en prendre aux tolba (instituteurs) ni aux touristes. Si vous trouvez des moudjahidine fatigués sur la route, embarquez-les dans le bus.» Le 1er Novembre 1954, au petit matin, l'autocar quitte Biskra et marque une première escale à M'chouneche, en bordure de la palmeraie, pour prendre le caïd Hadj Saddok. «Moi et le fils de Halimi, nous lui conseillons de ne pas voyager et de rester sagement chez lui», se souvient Tayeb Goughali. L'ancien lieutenant de spahis, qui avait pourtant reçu la proclamation des combattants quelques jours auparavant, est goguenard, méprisant : «Toz ! Que peuvent faire ces fellaghas !?» «N'challah tu vas tomber sur eux !», répond le conducteur avec amusement. A l'arrêt de Tifelfel, c'est Guy Monnerot et sa femme Jacqueline, deux jeunes instituteurs, qui montent. On leur fait une place derrière le caïd, lui-même assis derrière le chauffeur. Juste avant le tunnel, qui marque la sortie des gorges de Tighanimine, le car s'arrête brusquement. Des blocs de pierre entravent la chaussée. «Je descends pour dégager la route, mais des hommes armés surgissant de nulle part m'intiment l'ordre de ne pas les toucher», se rappelle Tayeb Goughali. On fait descendre tous les voyageurs, à l'exception du couple Monnerot. «Un moudjahid veut faire débarquer Guy Monnerot pour l'exécuter. Je fais observer aux moudjahidine que j'ai une recommandation de Si Mustapha de ne pas toucher aux tolba, aux médecins et aux touristes étrangers», dit Tayeb Goughali. Les maquisards demandent aux voyageurs de remonter dans le car avant de les faire descendre une deuxième fois. On palabre. Lembarek Oubelhouchet, le seul qui sache quelques mots de français, monte dans l'autocar et essaie de parlementer avec le couple. On les fait encore descendre. «Je suis l'enseignant de vos enfants. Je ne suis ni gendarme ni administrateur. J'ai 600 000 francs sur mon compte, ils sont à vous si vous les voulez. Je peux vous aider», dit Guy Monnerot aux moudjahidine. «Nous n'avons besoin ni de ton argent ni de ton aide. Notre chef nous a ordonné de tuer tous les Français qui se trouvent en Algérie», répondent-ils. «C'est à moment-là que la poudre a parlé. L'homme est tombé sur sa femme, qui est tombée à son tour à mes pieds. La balle l'avait traversé et atteint sa femme à la hanche», raconte Tayeb Goughali. De son côté, le caïd de M'chouneche s'impatiente et se met en colère. «Je suis le capitaine caïd Saddok…», dit-il fièrement en tentant d'impressionner le groupe, mais il fait un geste fatal qui va lui coûter la vie : il met la main à sa sacoche et tire le pistolet qu'il porte toujours sur lui. Le geste du caïd n'a pas échappé à l'œil d'un tireur embusqué derrière un rocher. Une rafale de pistolet mitrailleur part, traverse le pare-brise et l'atteint en pleine poitrine. Il s'affaisse. Le caïd sera embarqué dans le bus et transporté jusqu'à Arris. Guy Monnerot et sa femme seront laissés là, sur le bas-côté de la route. Plus tard, Mustapha Ben Boulaïd sera furieux quand il apprendra la mort de l'instituteur Monnerot et parlera de «bavure». La Révolution algérienne venait de naître. De retour de Biskra, petit crochet par M'chouneche. La belle oasis est aujourd'hui envahie par le béton et le parpaing. Restaurée, la maison du colonel Si El Houes, de son vrai nom Ahmed Ben Abderrezak, est devenu un musée. A la sortie nord de la ville, la dernière réalisation de la commune attend d'être inaugurée. C'est un…asile psychiatrique flambant neuf. 5 communes et 1077 martyrs A Arris, la maison de Mustapha Ben Boulaïd a également été transformée en musée. Le gardien étant absent, impossible d'y entrer pour visiter cette belle demeure de style colonial située dans la partie haute de la ville. Une plaque commémorative rappelle les grandes dates qui ont jalonné le parcours de cet homme exceptionnel, mort le 23 mars 1956. Passé Arris, la route d'Ichmoul offre un beau panorama de vergers chargés de fruits. Il faut marquer une halte à Ouled Moussa, Taqliât Nath Moussa en berbère. Un hameau tranquille où la seule activité consiste à cultiver les pommiers et les souvenirs. C'est ici que, la veille du 1er Novembre 1954, Mustapha Ben Boulaïd a réuni ses premiers baroudeurs pour leur distribuer des armes et former les premiers groupes de choc. Dans la maison des frères Benchaïba qui surplombe le village. Un grand Musée du moudjahid, inauguré par le président Bouteflika en 2003, a été érigé sur les lieux. Ce qui attire le plus le regard est l'immense plaque de marbre sur laquelle on a inscrit les noms de tous les hommes tombés au champ d'honneur. La liste est longue comme le joug colonial. Cinq communes : Ichmoul, Foum Toub, Inoughissen, Arris et Tighanimine ont fourni 1077 martyrs. L'année du déclenchement de la Révolution, il y a eu 10 martyrs, 21 celle de l'indépendance. L'année 1957 fut une terrible hécatombe : 215 victimes dans les rangs des insurgés. Le plus vieux martyr, Benqouqa Ali, tombé cette fameuse année, était né en 1885.