La politique suivie par les Etats-Unis au Moyen-Orient s'apparente de plus en plus à celle d'un empire déterminé à imposer son dessein hégémonique, fut-ce au prix d'une déstabilisation chaotique. Ce choix néo-impérial, emprunté par un président qui s'était auparavant distingué, comble du paradoxe, par son isolationnisme, s'avère, depuis sa mise en œuvre subséquente au 11 septembre 2001, désastreux au moins autant qu'hasardeux. Le Grand Moyen-Orient, projet élaboré pour l'essentiel par des think-tanks (« réservoirs d'idées ») néoconservateurs au milieu des années 1990 et adopté par George W. Bush en 2002, transpire on ne peut plus fortement cette insatiable ambition impériale. Comme la perfide Albion de naguère, façonnant, sur fond de rivalités ethnique et tribale, les contours des nouveaux Etats au gré de ses intérêts impériaux, le « benevolent hegemon » américain s'emploie, près d'un siècle plus tard, à refaire, à son tour, la carte géopolitique du Moyen-Orient dans une perspective qui voudrait faire se réconcilier entre eux cynisme et messianisme. La parenté entre les deux situations, loin d'être fantaisiste, revêt, par endroits, une allure étonnement homothétique. Le discours prononcé à Baghdad le 29 avril 2003 par le secrétaire d'Etat américain à la Défense ressemble à s'y méprendre à celui tenu par le chef des armées britanniques un siècle plus tôt : tandis que le général Maude déclarait, le 19 mars 1917, que « nos armées ne viennent pas dans vos villes et vos pays en conquérants ou en ennemis mais en libérateurs […] », Ronald Rumsfeld annonçait dans une veine similaire que « contrairement à de nombreuses armées dans le monde, nous ne sommes pas venus pour vous conquérir ni pour vous occuper mais pour vous libérer, et le peuple irakien le sait ». En dépit des nombreuses ressemblances qui existent entre les deux hégémonies, des différences majeures les séparent entre elles. En effet, là où l'impérialisme britannique dût composer en permanence avec les empires français, ottoman et austro-hongrois, la domination américaine, elle, règne — fait inédit dans l'histoire humaine depuis l'empire romain — en hyper-puissance dont la suprématie n'a, à ce jour, pas encore rencontré son égal. Il y a une autre dissimilitude, non moins importante, entre les deux hégémonies : si l'undirect rule britannique s'appuyait sur une connaissance — souvent fine — des subtilités culturelle et anthropologique des sociétés tombées sous sa domination, la Grand Strategy américaine, elle, élabore sa conception du Grand Moyen-Orient, non plus sur la base d'une compréhension approfondie de l'« Orient compliqué » mais bien plutôt à l'aune d'une weltanschuung, une vision du monde idéologique et doctrinale. A la différence de l'establishment britannique de la première moitié du XXe siècle qui comptait, parmi ses responsables politiques, des connaisseurs du Moyen-Orient et de l'Asie centrale, tels que Kitchener, Churchill ou Lord Curzon, l'administration Bush — qui cultive l'ambition néo-impériale de refaire le Moyen-Orient — ne compte en revanche aucun membre, parmi ses hauts dirigeants, qui ait exercé dans cette région complexe et périlleuse du monde. Ce n'est pas tout : tandis que les dirigeants britanniques — de la fin de la grande guerre à celle de la Seconde Guerre mondiale — travaillaient en étroite collaboration avec des conseillers doués d'une redoutable connaissance du Moyen-Orient, de ses peuples et de ses langues, de la trempe de T. E. Lawrence, sir Percy Cox et Gertrude Bell, l'administration Bush, elle, préfère le schématisme binaire des « neo-cons » à l'analyse nuancée des spécialistes de la région. Hormis Bernard Lewis, intronisé « islamologue de cour », les arabisants et autres connaisseurs du Middle-East sont éloignés de la forteresse de Washington par ses faucons. Critiques envers les lectures idéologiques biaisées des néoconservateurs, ces derniers — qu'ils soient d'ailleurs universitaires ou espions — deviennent carrément indésirables à en croire les révélations d'anciens responsables déchus cités par Bob Woodward dans son ouvrage Plan of Attack (2004). A quoi ressemblerait, dans ces conditions, la réflexion qui sous-tend le projet du « Grand Moyen-Orient » ? La lecture de la littérature stratégique ayant servi de texture doctrinale à ce plan permet d'avoir un aperçu sur la question. Prenons le document rédigé par trois membres influents de l'administration américaine actuelle : Richard Perle (ci-devant président du Pentagon's Defense Policy Board), Douglas Feith (sous-secrétaire d'Etat à la Défense) et David Wurmser (conseiller du vice-président Dick Cheney). Intitulé A Clean Break : A New Strategy for Securing the Realm [« Une franche rupture : nouvelle stratégie pour sauver le royaume »], le rapport, élaboré à l'attention du candidat de la droite israélienne Benjamin Netanyahou, contient la quintessence de la « doctrine Bush » pour le Moyen-Orient. Le document, écrit dix ans avant la guerre israélienne contre le Liban, recommandait à Israël d'attaquer le Hezbollah, la Syrie ainsi que l'Iran par des raids aériens. Les rédacteurs de ce fameux rapport, aujourd'hui en charge de la politique américaine au Moyen-Orient, préconisaient, sept ans avant la conquête américano-britannique de l'Irak, d'écarter Saddam Hussein du pouvoir et de rétablir, à sa place, un membre de la famille royale hachémite issu du palais jordanien. La restauration de la monarchie hachémite en Irak, un demi-siècle après son renversement (opéré par le général Abd Al Karim Kassem en 1958), devrait, selon les concepteurs du projet, contribuer à couper les ponts, d'une part, entre les chiites du Liban et de l'Irak, et d'autre part, entre le Hezbollah et l'Iran. Cette prouesse géopolitique serait possible à en croire les architectes de ce dessein stratégique, car, écrivent-ils, « le chiisme conserve des liens solides avec les Hachémites : il vénère avant tout la famille du Prophète, dont les descendants directs — et dans les veines desquelles coule le sang du Prophète — est le roi Hussein [auquel a succédé son fils Abdallah II] ». Perle, Feith et Wurmser projetaient, cinq ans avant les attaques du 11 septembre 2001, de bouleverser le Moyen-Orient en s'offrant le luxe d'ignorer le b.a.-ba de son histoire islamique : le schisme, survenu à Karbala, entre sunnisme et chiisme. Les chiites, chi'at Ali — partisans du calife Ali — avaient fait le serment de ne rester loyaux qu'envers le gendre de Mahomet et de sa lignée, mêlant dans l'exécration tous les autres lignages, sunnites, du Prophète. Or les Hachémites sont précisément de ceux-là. Les planificateurs de l'occupation de l'Irak semblaient ignorer une autre donne, pourtant bien plus contemporaine : la rancune, tenace, cultivée par les chiites, majoritaires en Irak, à l'encontre des souverains sunnites hachémites, ramenés du Hedjaz et intronisés par les Britanniques en 1921. La mise en application de ce plan ne pouvait qu'engendrer le chaos, la « guerre contre la terreur », war on terror, étant d'emblée une war on error. L'aveuglement des faucons de Washington ne semble pas connaître de limites tant ils placent au cœur de leur projet fantasque les unknown unknown, « ces dangers que l'on ne sait même pas ne pas connaître » ! Leur cynisme ne semble souffrir, lui non plus, d'aucune limite éthique tant ils appréhendent les tragédies irakienne, palestininenne et libanaise comme étant un « chaos créatif » !