« Ouvre les murs et les portes, Echappe à la pesanteur, Donne à l'homme l'air et l'infini Et la lumière ruissellera sur la nuit. » Bachir Hadj Ali (Soleils sonores) Un an, déjà, depuis que Hachemi, notre compagnon de lutte, notre ami, nous a quittés pour toujours. Il restera l'un de ces hommes que l'histoire de notre pays retiendra, tant son patriotisme, son engagement conséquent pour le progrès et la justice sociale relevaient de l'abnégation, de la modestie, de la continuité essayant de s'abreuver sans cesse des lumières que procurent la pratique, le savoir et l'effort intellectuel. Le temps viendra où les historiens et autres s'intéresseront plus finement à sa vie de militant, à la pensée qui était la sienne et à ses efforts théoriques et pratiques. Je me dois de faire ce modeste témoigne et de lui rendre cet humble hommage. Je reviendrais, le moment venu, sur certains aspects d'une vie militante commune et sur certains problèmes d'analyse, de théorie et de pratique politique qui se sont posés et imposés à nous. Début juin 2005, je me trouvais pour un court séjour à Alger. Je savais Hachemi frappé par une grave maladie. Je n'avais pas eu auparavant les moyens, aussi bien physiques que matériels, pour lui rendre visite, afin au moins, le soutenir moralement et de lui exprimer directement mon affection. Je savais, par lui, combien la thérapie de choc, qui lui était administrée, était pénible à supporter et combien il était décidé à lui faire face avec courage et détermination pour retrouver le plein exercice de ses forces et faire face par la pensée et l'action aux évolutions nationales et internationales qu'il continuait, malgré le supplice, à suivre et à en mesurer et l'aiguisement et la complexité. J'ai appris qu'il se trouvait à Alger. Je lui ai promptement rendu visite, sachant que dans de telles conditions le temps était capable de jouer un mauvais tour à la fragilité de la vie. Je l'ai trouvé très affaibli, changé mais formidablement serein et respirant un courage et une vivacité exemplaires. Il m'a parlé en spécialiste de sa maladie et de la nature des soins qu'elle nécessitait. Mais très vite, malgré ses douleurs apparentes, il voulait avoir avec moi, comme à chaque fois qu'il nous arrivait de nous voir, un échange sur l'évolution nationale et internationale. Je ne voulais pas l'encombrer encore plus avec une discussion sérieuse. Je voulais le détendre, le détourner de la pensée et de l'action militantes. J'essayais d'aborder d'autres sujets un peu plus légers. Et voilà qu'il rebondit par un autre biais. « Est-ce que tu sais, me dit-il, que Jacques Attali vient de publier un livre sur Marx ? Et d'ajouter : « C'est bien curieux ! Lui, qui a glorifié et servi à des postes importants le néolibéralisme. Cet intérêt soudain et maintenant pour Marx ne relève pas seulement de la curiosité et de l'effort intellectuels pour élargir et consolider ses connaissances et son savoir. Il porte un sens que nous devons essayer de déchiffrer et de comprendre dans sa portée stratégique. » Je venais, pour ma part, de terminer la lecture d'un essai d'Alain Mine, un autre chantre du néolibéralisme portant le titre Ce monde qui vient où il s'interroge sur les évolutions déclenchées et provoquées par la mondialisation, sur l'avenir de l'Occident et de ses valeurs et particulièrement l'avenir de l'Europe face à la montée vertigineuse des périls. Intérêt pour la pensée de Marx Mine se référait aussi à Marx et à son analyse et à ses prédictions magistrales déjà formulées dans le manifeste sur l'évolution inéluctable du système capitaliste vers sa perte. D'autres lectures d'auteurs américains comme Michael Hardt, italiens comme Antonio Negri ou allemands indiquent aussi, ces derniers temps, un intérêt appuyé pour la pensée de Marx mais sont dépourvues d'effort intellectuel ou scientifique approprié pour dégager les voies d'un dépassement et d'une remise en cause fondamentaux, au moins, du type de système capitaliste dominant actuellement et des formes radicalisées qu'il prend. La question de Hachemi sur le livre d'Attali touchait de fait une des caractéristiques majeures de l'évolution mondiale actuelle : D'une part, l'impasse qui se précise et se consolide, au fil des années, de l'idéologie et des politiques néo-libérales et néo-conservatrices initiées et mises en œuvre depuis les années 1970 avec les Reagan, les Thachter et leurs nombreux disciples, même du courant social démocrate se prétendant réaliste et moderniste. D'autre part, la montée en puissance, en capacité d'organisation et d'action unitaire de larges forces sociales, à l'échelle mondiale, frappées de plein fouet par les coupes sombres découlant des lois d'airain du profit maximum de la concurrence et de la spéculation financière mondialisées. La question de Hachemi m'indiquait, le connaissant bien puisque compagnons de lutte pour la démocratie, le progrès et la justice sociale durant plusieurs décennies au sein du mouvement syndical, de l'ORP, du PAGS dont il était fortement préoccupé par la nécessité et l'urgence d'un effort scientifique soutenu de la part des forces attachées au socialisme pour comprendre la complexité du réel, pour comprendre les causes, à leurs racines historiques et concrètes, des reculs historiques accusés. Hachemi voulait me poser, sans le dire, la problématique de la nécessité de l'approfondissement soutenu de l'effort théorique pour mieux orienter, adapter et guider l'action militante pour construire le large front patriotique pour la démocratie, le progrès et la justice sociale dont a terriblement besoin notre pays. Devrais-je suivre Hachemi dans les sillons d'une réflexion aussi ardue et compliquée même si je savais qu'il me savait travailler, selon mes moyens et mes capacités, dans cette voie ? Bien sûr que j'ai évité de me fourvoyer dans cette direction en lui promettant d'en discuter une autre fois. C'était là une qualité certaine de Hachemi : la recherche de la rigueur (scientifique) au service de la lutte pour le progrès et la justice sociale par le développement du savoir. « Je voudrais prendre un peu d'air, me dit-il. Il fait très beau aujourd'hui. Je ne changerai pour rien au monde ce beau bleu de notre ciel qui me revigore, chaque fois que je le regarde, je veux me tâter, est-ce que tu serais d'accord de faire un tour avec moi le long de la plage ? » Nous sommes donc sortis. Il marchait péniblement, mais il éprouvait un immense bonheur. Cependant, il revenait toujours à la charge pour aborder, cette fois, les différents aspects de l'évolution nationale. Il était rongé par la crise profonde qui frappait notre pays depuis plus d'une décennie. La nature de l'Etat mis en place depuis l'indépendance nationale, la problématique de la démocratie et de la liberté dans un pays à peine sorti des affres de l'occupation coloniale, le rassemblement des forces patriotiques et démocratiques, etc. étaient certains de ses centres de préoccupation, de réflexion et d'étude principaux. Sans oublier l'évolution internationale avec les durs et complexes impacts de la mondialisation. Après une promenade d'une heure, nous sommes rentrés chez lui. Un bon couscous, bien de chez nous, nous attendait. Mais il voulait continuer à me faire part de ses préoccupations actuelles. Je savais qu'il avait commencé à lire le dernier livre de Lucien Sève Emergence, complexité et dialectique. L'intensité de la complexité dans les facteurs et dynamiques qui marquent les évolutions économiques, sociales, culturelles et politiques, si elles ne lui faisaient pas perdre le fil blanc, elles captaient fortement son attention et déterminaient les exigences intellectuelles qu'il s'imposait à lui-même d'abord. Je ne voulais pas, eu égard à son état de santé et à l'épreuve que les heures passées ensemble lui ont coûté, tomber dans le piège qu'il me tendait, d'entrer dans une discussion avec lui sur la dialectique appliquée aux systèmes dynamiques non linéaires. J'appréciais hautement sa volonté de fournir le maximum d'efforts, en encourageant les échanges vivants, pour essayer d'aboutir à « une intelligence théorique du mouvement historique d'ensemble », c'est-à-dire pour maîtriser la complexité du réel en mouvement. Je lui ai demandé de reporter cet échange à une autre occasion. Ce que je regrette amèrement aujourd'hui. Edifier un large mouvement démocratique Il voyait avec une grande sensibilité et une lucidité avertie ce qui émergeait dans les profondeurs de notre société et de ses masses déshéritées. Et c'est la contradiction apparente et toujours plus aiguë entre le développement du mouvement social, de la qualité de ses luttes d'une part et d'autre part, la faiblesse de l'organisation de la prise en charge politique de ce mouvement pour qu'il puisse peser efficacement et faire avancer les nécessaires changements dont le pays a besoin qui était au centre de ses soucis. Dans ce cadre, le problème de l'organisation du MDS, de l'adhésion en son sein, de la capacité de ses différents niveaux de direction était une priorité. Il était attentif aux vibrations qui traversaient le corps du mouvement. Il avait aussi le souci de la nécessité de la clarté des fondements théoriques et pratiques qui devaient guider l'action des membres du mouvement tout en veillant à son fonctionnement démocratique et au respect des idées de chacun. Il avait la volonté de veiller à préserver la cohésion dans l'action de tous. Les distances prises par certains anciens cadres et militants du PAGS à l'égard du MDS étaient aussi au centre de ses réflexions. Il se voulait porteur d'une ambition d'édifier un large mouvement démocratique, se réclamant du socialisme, se plaçant foncièrement sur les positions des intérêts profonds et immédiats des travailleurs et des larges couches laborieuses de la société et trouvant solidement toute sa place dans notre société. L'unité d'action des forces démocratiques et progressistes était une autre de ses grandes préoccupations. Il ne cessait pas d'engager et de mettre en place divers canaux de concertation avec ces forces organisées ou non. Mais pour lui, l'unité d'action exige la clarté de la base des actions unitaires. C'est à ce niveau que la complexité apparaît dans toutes ses facettes, qu'il faut être en mesure de repérer et de pondérer selon leur importance et leur urgence. Il avait des idées arrêtées sur la nature du système de pouvoir, sur la nature de l'Etat, sur l'islamisme. Mais il étai heureux chaque fois qu'ils rencontrait d'autres personnes, d'autres horizons patriotiques et progressistes, et qu'il avait la possibilité de débattre avec elles. Ils considérait de telles rencontres comme des jalons qui finiront un jour par trouver une voie commune pour l'action unie. C'était sa façon de voir les choses dans ce domaine. Le premier congrès du PAGS l'avait élu à la tête de ce parti alors qu'il n'avait aucune ambition pour une telle responsabilité. Il a accepté d'assumer cette responsabilité par discipline, poussé par une conviction profonde, partagée par un grand nombre, que le parti devait tenir le plus grand compte d'une part des dynamiques qui ont été à la base des transformations majeures initiées par la perestroïka et la dislocation rampante du système socialiste mondiale et d'autre part des dynamiques qui travaillaient lourdement les évolutions à l'échelle internationale, régionale et nationale. Nos chemins se sont différenciés après ce premier congrès dont le contexte de la tenue, les circonstances qui ont entouré sa préparation et son déroulement et les documents qui y ont été adoptés méritent ou plutôt exigent un examen approfondi et surtout objectif. Mais nous avons su garder des liens de camaraderie et d'amitié encourageant en permanence des échanges, des convergences, ne cachant à aucun moment les divergences à caractère fondamental mais emprunt d'une volonté commune de rester fidèles au patrimoine commun légué par les générations successives engagées pour la libération nationale, le progrès et la justice sociale. Le MDS saura trouver les forces sociales mais aussi intellectuelles pour dépasser la crise qui le secoue en mettant d'abord en avant la nécessité de clarifier, par le débat démocratique, les idées qui doivent porter haut le patriotisme et l'engagement pour le progrès et la justice sociale. Le pôle progressiste algérien a besoin d'une refondation qui puise dans le patrimoine historique du mouvement qui l'a porté de génération en génération depuis le début du siècle dernier et dans ce qu'ont fait mûrir les évolutions historiques comme riches expériences depuis les révolutions du dix-neuvième siècle, de la révolution de 1917, du mouvement de libération nationale et qui répondent aux impératifs qu'imposent les évolutions multiples et complexes actuelles. Trouvons et construisons ensemble et de diverses manières les canaux transparents, démocratiques qui favorisent une réelle convergence vers un puissant pôle progressiste algérien ouvert aux autres forces patriotiques de notre cher pays. Laissons le dogmatisme à ceux qui s'y embourbent sans leur fermer les portes du débat et de l'action unie, car seule la pratique est le critère de la vérité. Ce serait agir dans l'esprit de Hachemi.