Larbi Merhoum et Halim Faïdi ne sont plus à présenter. Ils comptent parmi la crème de nos bâtisseurs de rêves. D'ailleurs, ils sont tous deux lauréats du Prix national d'architecture. Invités à partager avec le public le fruit de leurs pratiques respectives à l'occasion de ces rencontres, ils ont pensé à un procédé pour le moins original pour présenter, en binôme fraternel et complice, leur exposé intitulé «Exercice de style pour un projet urbain complexe». A partir d'images satellite, les deux architectes vont s'attacher à raconter «à l'envers» le processus de fabrication d'une ville. Et tout au long de leur démo, les deux compères ne vont pas se priver de saupoudrer leur exercice de réflexions bien inspirées sur le métier d'architecte et les conditions politico-esthétiques qui président à l'émergence de nos cités. Pendant que Halim Faïdi tripote le datashow pour ajuster les images, Larbi Merhoum installe le sujet. Faisant écho à ce que disait Rachid Sidi Boumedine par rapport à l'écartèlement de l'architecte entre le beau, l'utile et l'argent, Larbi confie et confirme : «On est architectes et urbanistes, et on se retrouve souvent dans une situation anachronique, déchirés entre la conscience et l'urgence. Et parfois les choix sont difficiles. Depuis une dizaine d'années, il y a une accélération du périmètre urbain, des programmes énormes, et les architectes sont happés par cette espèce de vertige de la construction. Il n'y a pas assez de recul, de dialogue, de fabrication du sens.» Explicitant le sens de l'exercice proposé, il dira : «On va vous exposer, avec Halim, une expérience que nous avons vécue, qui tient du surréalisme.» Allusion à une commande publique qui en dit long sur la manière de procéder de nos gestionnaires. Halim Faïdi prend le relais en commentant les images satellite d'une entité urbaine : «On va faire une démarche à l'envers à partir d'une ville, son image satellite. On va essayer de la défaire, de la comparer pour comprendre ce qui la relie à d'autres villes.» Le concepteur du MaMa ajoute : «C'est un cas d'école, une image satellite d'une ville, quelque part en Algérie.» En faisant défiler les visuels, les deux architectes donnent à voir d'autres villes internationales : Barcelone, Paris, Rome, New York. Et puis Ghardaïa, la fameuse pentapole qui a fait saliver des architectes du monde entier. Faïdi décèle dans ses trames des règles universelles. «On retrouve toujours cette hiérarchie de l'espace public : la ruelle, la rue, l'avenue, le boulevard, la place puis l'espace du grand anonymat.» Les deux architectes vont s'attarder ensuite sur ce fameux cas d'école inspiré d'une situation vécue. Il s'agit, pour aller vite, d'implanter 300 000 logements sur un site de 1700 hectares. Les images indiquent que c'est du côté de Oued Tlélat, dans l'Oranie, là même où est installée l'usine Renault. Faïdi et Merhoum déplorent le fait de fabriquer des portions de ville toutes faites et d'y parquer des populations «au forceps». «Si nous dessinons une ville dans son détail et qu'on y fait rentrer une société au forceps, ça ne fonctionne pas. La participation de la société est extrêmement importante dans l'édification d'une ville intime», lâche le concepteur du MaMa. Faïdi développe : «On ne peut pas dessiner une ville et prétendre la construire comme si on construisait une villa. La ville est un ‘dessein', c'est-à-dire la mise en place de stratégies ad hoc, en faisant ressortir la mixité sociale.» Dans le même ordre d'idées, Larbi Merhoum à qui l'on doit, entre autres, l'Historial (rue Larbi Ben M'hidi), plaide pour un urbanisme social qui autorise «une forme de participation» et un mélange des populations. «Il faut favoriser une mixité de population, de fonction ; la société s'en trouve alors dans une espèce d'espace pacifié. Moi j'ai fait l'école avec celui qui est devenu coiffeur, architecte, médecin, ingénieur. Il est regrettable que nos enfants ne fréquentent que des gosses de leur statut. On a perdu cette socialisation. Mon gamin n'a jamais rencontré son futur coiffeur. Une partie de ces phénomènes est liée à l'échec des politiques d'urbanisme et de fabrication de lien social à travers l'urbanisme.» «Même le pouvoir est informel» Halim Faïdi enchaîne : «Finalement, c'est le problème qui se pose en Algérie : on investit des territoires vierges pour y poser sur 1700 hectares, 300 000 logements, alors qu'on n'a absolument aucune histoire à raconter au départ. On vient et on pirate ces territoires, on vient y installer des modèles d'habitat, de vie, dont les propres inventeurs sont en train de les imploser sous nos yeux à la télévision (les tours et les barres, ndlr). Et nous sommes en train de les acheter par paquets, comme du sucre. Voilà une situation tout à fait ordinaire. Elle pourrait arriver à Tablat, à Tlemcen, dans la banlieue d'Alger ; elle est arrivée quelque part, à côté d'Oran, à Oued Tlélat.» Pour lui, il ne peut pas y avoir d'urbanisme de la «feuille blanche». «Vous ne pouvez pas faire une ville si vous n'avez pas d'histoire à raconter. Vous ne pouvez pas faire de la ville sans l'humain», martèle-t-il, tandis que sur la grande bâche blanche se fige l'image de cette vallée accidentée de Tlélat, coincée entre une sebkha et le doigt d'un wali. Larbi renchérit, cinglant : «La ville formalise le fonctionnement de la société et de l'Etat. Dans un pays où il y a 40% d'économie informelle et où les structures politiques sont tout aussi informelles, il est difficile d'imaginer un urbanisme formel.» Et de livrer la clé de cet exercice épatant : «L'aberration dans laquelle nous sommes tombés, c'est d'avoir été (approchés) par un haut responsable de l'Etat pour nous demander de dessiner 1700 hectares et de mettre 300 000 personnes dessus… «C'est à ce genre de situations que les architectes et urbanistes algériens se trouvent aujourd'hui confrontés.» Alors que les horizons semblent bouchés pour nos jeunes, pour la société, Larbi Merhoum refuse de céder au pessimisme et pense, comme de juste, que la solution veut venir précisément de l'urbanisme pour peu qu'il soit écrit autrement : «On se dit : est-ce qu'il peut y avoir une espèce de déterminisme (urbanistique) ? En fabriquant des espaces bien dessinés et en élaborant des logiques d'utilisation des territoires qui ont fait leurs preuves, est-ce que cela peut donner une espèce d'impulsion à la société ? C'est un peu utopiste, mais c'est tout ce qui reste à faire puisqu'il y a plus d'argent pour fabriquer une ville que d'énergie pour changer la société. Nous espérons donc induire un déterminisme qui mettra la société en bon ordre de marche.» Le vidéoprojecteur s'arrête sur une ultime image fixant une forme chaotique : une forêt de cités AADL. Halim Faïdi lâche : «Cadeau !»