S'il est une ville qui reste chevillée à son âme, c'est bien Alger et son corollaire sociologique et historique, La Casbah. Cela se voit tout de suite : Houria Bouhired a La Casbah chevillée au corps. Architecte urbaniste, elle est l'une des figures emblématiques du combat pour la réhabilitation de la vieille cité ottomane. Combat qu'elle mène avec acharnement au sein de l'association Sauvons La Casbah d'Alger (ASCA), dont elle est présidente. Invitée à l'occasion du cycle de conférences, qui fut organisé en marge du premier Salon de la ville d'Alger (Safex, 8-11 décembre), Houria Bouhired n'a pas hésité à partager son expérience en dressant, au passage, un état des lieux peu reluisant de la cité historique. «La Casbah affiche les stigmates d'une déchéance alarmante», constate-t-elle. «Méconnue des citadins de fraîche date, et surtout des décideurs, elle est souvent considérée comme une relique du passé, qui n'a pas droit de cité dans une ville moderne. Alger en général et La Casbah en particulier deviendront la ville au sens plein du terme le jour où tous les habitants, quel que soit leur origine, s'approprieront leur espace d'une manière convenable», poursuit-elle, avant d'asséner : «Aujourd'hui, ils logent en attendant d'habiter la ville.» La présidente de l'ASCA estime que l'une des plaies purulentes qui gangrènent La Casbah est l'insalubrité qui ronge l'ancienne ville. Aussi, l'urgence, aujourd'hui, est d'abord de «faire le ménage» avant toute entreprise de restauration chirurgicale. «Dans ce but, l'ASCA a initié une action citoyenne de ramassage des ordures sauvages qui dégradent le site classé patrimoine national et patrimoine de l'humanité», explique Mme Bouhired. «L'insalubrité permanente des rues, relève-t-elle, est proportionnelle à la méconnaissance des lieux. L'histoire ne se transmet plus.» «Aujourd'hui, c'est l'ignorance qui condamne La Casbah à mort et Alger à l'agonie», insiste-t-elle. D'où le choix de s'investir dans ce segment-là : «Un des objectifs de notre approche est d'informer et de former sur la mémoire du lieu afin que les habitants actuels intègrent cette dimension dans leur vie et transmettent aux jeunes d'aujourd'hui les récits de leur quartier que leurs parents ne peuvent conter», argue Mme Bouhired en précisant qu'une attention particulière a été accordée aux «lieux symboliques et hautement signifiants de la Bataille d'Alger». «Démarginaliser» la Casbah Houria Bouhired a détaillé ensuite les actions et projets développés par son association pour redonner des couleurs et de la vie à la médina algéroise. L'une des initiatives lancées en ce sens a consisté en une vaste opération de nettoyage. «La wilaya d'Alger y a contribué en faisant la promesse d'attribution d'emplois en faveur des jeunes chômeurs de La Casbah, pour l'évacuation des ordures et des gravats et l'assainissement des lieux», assure Mme Bouhired. Cette action devait également mettre à contribution plusieurs ministères. Parmi eux, celui de la Jeunesse «à qui des projets ont été soumis». Des projets qui portent sur la réhabilitation des espaces nettoyés et autres maisons inoccupées «pour en faire des espaces de détente, de sport et de loisirs». «Quand on a ramassé les ordures et que nous avons pratiquement nettoyé toute La Casbah, les espaces libérés de ces détritus devenaient des espaces d'animation, surtout pendant les soirées du Ramadhan où le chaâbi était à l'honneur», témoigne l'architecte. Ce regain d'animation, surtout en nocturne, «est une manière de ‘démarginaliser' La Casbah par rapport au reste de la ville». Toutefois, l'ancienne députée ne se fait pas beaucoup d'illusions. «Il faudra attendre longtemps pour avoir l'Etat de notre côté», concède-t-elle. La présidente de l'ASCA accable, dans la foulée, le département de la Culture : «Le ministère de la Culture auquel incombe la protection et la sauvegarde de La Casbah (…) est resté ‘insensible' aux différents appels de détresse lancés pour sauver ce qui reste de la vieille ville.» «On remercie beaucoup le ministère de la Culture d'avoir mis des béquilles à La Casbah ! Mais je peux vous annoncer que ces béquilles bdaw yerchaw (commencent à s'effriter). On nous parle de beaucoup d'argent, mais nous ne voyons rien. Ils ne sont même pas capables de subventionner une association. On fait tout de nos poches. Seuls ! On se débrouille comme on peut. C'est honteux ! (…) Ils parlent de La Casbah, on va faire, on va faire… Madarou walou ! Et ils ne feront rien parce qu'ils n'ont pas de compétence !» fulmine l'architecte. Des repris de justice en techniciens de l'environnement Autre action initiée par l'ASCA : le concours de «la houma la plus propre», organisé en juillet dernier, doté d'un prix d'un million de dinars. Le concours mettait en compétition des groupes constitués de dix jeunes issus de dix quartiers. Mme Bouhired a indiqué que c'étaient, la plupart du temps, de jeunes chômeurs au casier judiciaire pas toujours clean. «Ya el khawa, je ne vous mens pas, le jeune chômeur, c'est un repris de justice, c'est un toxicomane (…) Moi, je prends les repris de justice de La Casbah, de Bab El Oued, de Oued Koriche, et j'essaie de les intégrer dans le milieu du travail pour qu'ils sentent que quelqu'un s'intéresse à eux», souligne l'oratrice. Mme Bouhired évoque l'indignation qui gagna ces jeunes en découvrant qu'à l'endroit où des martyrs sont tombés, des niches d'ordures s'étaient formées. «Eddahoum ennif. Ils ont eu un sursaut de dignité et se sont donné à fond, travaillant même la nuit pour nettoyer l'endroit», rapporte avec émotion la nièce de Djamila Bouhired. Elle ajoute que l'opération, dans son ensemble, a rapidement porté ses fruits. «En 20 jours, La Casbah était nickel», se félicite-t-elle. «Nous avons enlevé quotidiennement 700 sacs de déblais de 50 kg pour les évacuer hors de la cité.» «Cette action a nécessité la mobilisation d'une centaine de jeunes de différents quartiers de La Casbah.» Par la suite, ces derniers «ont reçu une formation de techniciens de l'environnement», affirme la présidente de l'ASCA, qui déplore vivement le fait que ces jeunes Casbadjis, désormais formés et formidablement motivés pour prendre soin de la médina, soient livrés à eux-mêmes faute de relais en ciblant notamment Netcom : «Aujourd'hui, et alors que le wali nous a promis de les embaucher, ces jeunes sont en rade. Ils n'ont pas d'emploi parce que le directeur de Netcom en a décidé ainsi. C'est scandaleux !» Loin de se laisser décourager, la fougueuse égérie de La Casbah martèle : «Je continue ma bataille !»