Sa disparition tragique a semé la consternation. Son ami et médecin lui dédie ce texte. Le peintre Denis Martinez lui consacre un dessin. Et Sid Ahmed Semiane nous a confié ces photos. Que dire d'autre ? Une œuvre ne s'achève pas, elle s'abandonne», répétait à qui voulait bien l'entendre Wahab Mokrani. Fidèle à cet aphorisme, notre ami a décidé de choisir le jour et la façon de tirer sa révérence. Ecorché vif, peintre maudit, dépressif génial, les qualificatifs ne manquent pour qualifier ce personnage fascinant dont la fragilité était à la mesure d'un talent tout simplement immense. Brillant élève de l'Ecole des beaux-arts d'Alger, il aura longtemps été tétanisé par le grand Issiakhem, son père spirituel qu'il admirait et vénérait par-dessus tout. Wahab n'a jamais pu arriver à l'assassinat symbolique de ce père trop brillant et il ne prit confiance en lui-même qu'à la disparition, le 1er décembre 1985, du complice éternel de Kateb Yacine dont il aimait citer le poème qui figure sur la toile «Les Aveugles» : «… Nous qui vivons au passé/ Nous la plus forte des solitude/ Notre nombre s'accroît sans cesse/ Et nous attendons du renfort…» Wahab fréquentait assidument la Brasserie des Facultés où il avait toujours une cigarette à chaque main et s'apprêtait éventuellement à en allumer une troisième, plongé qu'il était dans la sélection des pigments qu'il devait utiliser sur sa gouache. Oui, Wahab peignait au milieu d'une foule d'étudiants mobiles et bruyants qu'il semblait ne pas voir et qui ne le gênait absolument pas. Une fois, à ma vue, il arrêta son travail pour extirper de la poche de son maxi-manteau un livre de Henri Michaux pour m'en proposer une lecture sur place. J'avais pensé qu'il voulait me lire un paragraphe sur Monsieur Plume, mais très vite je m'aperçus qu'il voulait me lire tout le livre, du début à la fin ! Il était également passionné de cinéma et j'ai le souvenir, toujours à la «Brass'», de l'avoir présenté à Abdou B. qui en connaissait pourtant un bout sur la question et qu'il avait épaté en faisant notamment un commentaire à sa manière sur «L'île nue» de Kaneto Shindo. Avec quelques passionnés de cinéma, et les jours «sans public», à cause de la concurrence déloyale d'un match de football par exemple, il lui était arrivé de proposer des places à des passants de la place Emir Abdelkader pour atteindre le quota requis pour passer un film en salle. Il fréquentait alors assidument le domicile du docteur Bouchek (psychiatre) et sa mère était plutôt rassurée de le savoir sous «protection médicale». Bouchek pour l'âme, et moi-même pour le corps ! Un jour, et à sa demande insistante, je suis allé avec lui au domicile familial près de la gare de l'Agha et j'ai poussé le bouchon, si j'ose dire, jusqu'à entonner pour sa mère, ravie, le chant des supporters de la JSD, «Ach igoul ezzerzour, JSD la meillour». Wahab en avait été très touché et me le rappelait souvent ! Wahab venait également régulièrement à Aïn Taya, chez moi ou chez Oussama Abdedaïm où il croisait également le sculpteur Mohamed Demagh. Il y venait toujours en trimbalant sa production récente qu'il exhibait devant qui voulait la voir, sans exclusive. C'est ainsi que Mehdi, chauffeur de taxi clandestin, ou Deloula, auxiliaire de santé au dispensaire de la localité, faisaient partie de ses admirateurs et éprouvaient une réelle émotion devant ses gouaches. Il ne manquait jamais l'occasion de leur expliquer l'art du papier marouflé ou les principes élémentaires de la perspective. Dans les années quatre-vingts, il avait été de ceux qui avaient été désignés pour créer des œuvres pour le futur Musée central de l'Armée. On lui avait passé commande «d'un cavalier numide». Ce devait être une toile de trois mètres sur trois, en couleur et triomphale, et il ne put se résoudre à produire qu'une poignante scène de torture en gris de dimensions très modestes. Intellectuel accompli, il ne s'affichait jamais comme tel, et il «pratiquait» la poésie au quotidien, de manière quasi spontanée, citant, selon les circonstances du moment, René Char ou Hamid Tibouchi en vous fixant de ses grands yeux noirs, débordants d'intelligence et de sensibilité dans une tête à la Buster Keaton, espiègle et primesautier, attendant votre acquiescement. Plus tard, à la fin des années quatre-vingt-dix, sa rencontre avec Mustapha Lamri, cinéaste qui l'a précédé dans la dépression et dans ce type de choix funeste a eu lieu dans le 14e arrondissement de Paris, au «Gévaudan», rue de la Tombe Issoire, dénomination de sinistre présage où chacun était dans l'enthousiasme et la joie d'avoir rencontré un vrai peintre pour l'un, un authentique metteur en scène pour l'autre. Détail terrible, Mustapha Lamri, victime de la censure qui plombait le cinéma algérien des années soixante-dix, avait sur lui une coupure de journal qu'il exhibait régulièrement et qui rapportait «l'immolation par le feu d'un poète algérien à la Butte-aux-Cailles». Il finira lui-même sous une rame de métro à la station Glacière. Puis il y eut pour Wahab la disparition de la maman, des difficultés familiales, la crainte pour la santé d'un de ses frères et l'absence de perspectives sérieuses qui ont prévalu ces dernières années, jusqu'à la terrible nouvelle de ce vendredi 5 décembre 2014.Terrible constat qui consiste à constater que la haine et la bêtise n'ont plus à faire l'effort d'éliminer ceux qui leur font de l'ombre. La malvie s'en charge. Adieu Wahab, ceux qui ont eu le bonheur de te côtoyer, et j'en fais partie, ne t'oublieront jamais !