Durant 63 ans, ce peintre contemporain, désormais universel, s'est attaché à magnifier les infinies lumières du noir. L'exposition que lui consacre le Centre Georges Pompidou de Paris, depuis le 14 octobre 2009 jusqu'au 8 mars 2010, et organisée en collaboration avec l'Institut National d'Histoire de l'Art (INHA), regroupe une centaine de toiles sans titres, identifiées seulement par leurs dimensions, leurs dates et leurs techniques. Des brous de noix sur toile, du goudron sur verre, des huiles sur toile, des diptyques, des polyptyques, des triptyques noir-lumière qui immergent le « regardeur » dans l'œuvre émouvante, surprenante, troublante et, on ne peut plus innovante de ce peintre qui va à la rencontre du noir et de ses infinies lumières. Ce chercheur pictural, inventeur de « l'outrenoir », cette « couleur au-delà du noir, (cette) lumière transformée, transmutée par le noir (qui) désigne un autre champ mental que celui du simple noir ». Dès son jeune âge, Pierre Soulages, aujourd'hui âgé de 90 ans, manifeste son intérêt pour le noir, cette couleur qui évoque le monde avant la naissance, à l'image de cet « espace blanc » qui renvoie à une temporalité où le noir obscur irradie une lumière qui transcende et fait surgir ce qui est enfoui au plus profond des abysses maternels. Enfant, il aimait dessiner avec de l'encre sur des feuilles blanches. En traçant des lignes noires sur du support blanc, il voulait ainsi « peindre la neige ». Puis au fur et à mesure de l'avancement de sa trajectoire artistique, sa passion pour cette couleur « antérieure à la lumière » s'impose comme un besoin de réinventer les origines de la vie avant l'avènement du monde. C'est ainsi qu'il s'oriente vers l'exploration des effets de la lumière jaillissant des différents états de surface du noir. Car, écrit-il, le noir « donne une présence intense à toutes les couleurs et lorsqu'il illumine les plus obscures, il leur confère une grandeur sombre. Le noir a des possibilités insoupçonnées et, attentif à ce que j'ignore, je vais à leur rencontre ». Ainsi, à la lumière de cette conception, le noir n'est point malheur et deuil, mais le lieu du scintillement, de la clarté et du jaillissement de la lumière et de ses indéfinies possibilités de transcendance. Dès le début, Soulages fait le choix de l'abstraction refusant la figuration, la représentation du monde extérieur et l'ornement. Des toiles nues. Sans images. Sans langage. Le vide ? Non ! Des espaces habillés de noir. Des reflets. Des rythmes. Des mouvements laissant deviner les innombrables gestes du peintre au cœur de son processus créatif. « Très tôt, j'ai pratiqué une peinture qui abandonnait l'image, et que je n'ai jamais considérée comme un langage... », se souvient-il, lui pour qui « la peinture ne transmet de sens, mais elle fait sens – car – elle est avant tout une chose qu'on aime voir, qu'on aime fréquenter, origine et objet d'une dynamique de la sensibilité ». C'est au cours de sa première exposition, en 1947, au Salon des Surindépendants, qu'il se fait connaître. Mais c'est en 1948, en Allemagne, que ses toiles sont remarquées. En 1966, il expose aux Etats-Unis. Puis en 1967, le Musée National d'Art Moderne à Paris lui consacre une exposition. Douze années plus tard, le Centre Georges Pompidou organise une grande exposition de ses œuvres. C'était en 1979, l'année de la découverte de « l'outrenoir », un noir qui « cessant de l'être devient émetteur de clarté, de lumière secrète » ; un noir qui propose « un autre champ mental que celui du simple noir », écrit-il aussi. Cette révélation marque une rupture avec la ligne esthétique de ce peintre de renommée internationale, qui s'orientera vers la production de toiles de grands formats. En 2001, il expose au prestigieux Musée de l'Ermitage à Saint-Pétersbourg. Ses toiles rejoignent les collections de plusieurs musées, dont le Museum of Modern Art (MoMA) à New York, le Musée du Louvre à Paris, le Centre Georges Pompidou, le Musée Fabre à Montpellier, etc. La période de l'abstraction Divisée en dix salles, l'exposition est structurée selon une logique chronologique, mettant en perspective le cheminement créatif de Pierre Soulages depuis 1946. Dès l'entrée, le visiteur est accueilli par une affiche datant de la première exposition d'art abstrait, organisée en Allemagne en 1948. Puis, le regard se pose sur deux œuvres sur papier réalisées en 1946 et exposées pour la première fois. D'abord, une série de douze œuvres de petits formats avec une dominante de matériaux, comme le brou de noix utilisé pour peindre sur le bois ou les encres et la gouache sur le papier, met en perspective de grands « signes sombres sans signification » sur fond blanc. Suivent les toiles des années 1950-1953 qui s'illustrent par « la présence d'une forme architectonique » sur des fonds colorés multiformes, qui forment des effets clairs- sombres. Soulages développe alors la technique de « raclages » (« arrachages »). Dans un premier temps, il pose plusieurs couches de peinture de couleur sur la toile. Ensuite, il les recouvre de noir. Puis à l'aide d'outils fabriqués par lui-même, il frotte, racle, arrache, creuse les couches de peinture, faisant ainsi ressortir les effets du passage du noir sur les couleurs du fond, « ces couleurs suggérées qui se devinent et se révèlent lentement, et qui nous invitent à les intérioriser », explique-t-il. Les années 1963-1971 se caractérisent par la disparition de la technique de raclage, une fluidité des couleurs et le traitement « de la surface en larges nappes de grands aplats noirs » en largeur. Cette période est marquée par le passage au format horizontal, l'agrandissement des toiles et la tendance du noir à dominer l'espace de la toile. Le noir, cette « couleur violente (…) d'origine, s'est imposé, a dominé… ». Les toiles des années 1968-1971 mettent en évidence une tendance au retour au noir sur fond blanc, à l'utilisation du brou de noix sur toile et aux grands formats très souvent allongés et verticaux. Voyage dans L'outrenoir Dans les salles suivantes, le visiteur se retrouve basculé d'un espace à un autre, incité à adapter son regard aux variations du rapport noir-lumière, l'univers pictural de l'outrenoir, « cette peinture autre » créatrice d'une lumière picturale qui laisse s'échapper des toiles recouvertes les différents effets de luminosité. Cette démarche marque une nouvelle orientation créative où « le reflet est partie intégrante de l'œuvre », contrairement « à la conception classique de la peinture où le reflet est considéré comme parasitant la vision ». La salle 5 est marquante : un espace noir (murs, sol et faux plafond). Puis un mur blanc. En face, trois peintures noires. Il cherche à inciter le « regardant » à se laisser porter par le rythme des mouvements visuels et physiques et prendre conscience de « la lumière réfléchie et transformée par le noir ». Puis, une série de diptyques (huile ou acrylique sur toile) représentant des surfaces lisses, striées, des lignes parallèles, droites, un enchaînement de bandes horizontales de couleur noire, un contraste entre noir mat et noir brillant... Dans ces espaces où sont exposées les toiles de l'après 1979, le regard se laisse éblouir par le scintillement du noir et les effets de lumière qui vont « au-devant de celui qui regarde… ». Ainsi, « le regardeur se trouve non plus devant, mais dans l'espace de la toile ». Le voyage à l'intérieur de l'univers noir-lumière de ce peintre épris de liberté arrive à sa fin. Les pas lents et silencieux des visiteurs les mènent vers un immense espace à « la circulation ouverte » et libre. Tout autour, de grands polyptyques verticaux sont accrochés sur des câbles tendus du sol au plafond. Cette organisation spatiale qui surprend étonne et déstabilise, met en évidence des géants noirs qui s'offrent aux regards dans toute leur nudité, dégageant une lumière intérieure qui excite le regard, bouscule les sens, éveille les émotions, renouvelant ainsi notre conception du noir et de son rapport à la lumière. Et nous voilà propulsés dans le monde du silence « outrenoir », au cœur d'une expérience artistique et poétique imaginant les gestes de ce peintre chercheur qui plonge dans les profondeurs obscures de nos origines, fouille, creuse, gratte, frotte, arrache, racle, polit… Loin des dogmes. Loin des courants artistiques. Loin des foules et du mouvement de la vie urbaine, au cœur de son face-à-face avec la lumière picturale qui jaillit de ses gestes créateurs, Soulages, ce peintre explorateur, chemine lentement sur les chemins libres de la peinture, « cet objet capable de mobiliser ce qui nous habite au plus profond ».