Un quiproquo à l'italienne aux dimensions internationales... Amara Lakhous prend très au sérieux sa formation d'anthropologue et nous livre à chaque nouveau roman des enseignements très pertinents sur la société humaine. Il s'appuie par ailleurs sur les travaux les plus avancés dans le domaine pour investir ses écrits de concepts novateurs qui servent son univers fictionnel. On peut citer pour ce nouveau roman le phénomène de la «gentrification», observé par l'Anglaise Ruth Glass, et qui consiste à faire partir des pauvres de certains quartiers en leur rendant la vie impossible pour récupérer les habitations, les réhabiliter et les vendre plus cher. C'est ce que fait la maffia en Italie, et dans le roman, il est illustré par le scoop que propose Sara Bertini au personnage principal. Les conclusions de Lakhous s'avèrent très précieuses pour comprendre cette nouvelle Italie colorée qui s'ouvre à l'autre en abandonnant de plus en plus son endogamie millénaire. Autre paramètre à prendre en compte, l'importance des titres des romans de Lakhous, car ils constituent pour leur part des gisements de sens, doublés de morceaux d'anthologie. Ils font tout de suite penser aux comédies de l'époque bénie du cinéma italien. En effet, le nouveau roman, sorti en octobre dernier, s'intitule Querelle autour d'un petit cochon italianissime à San Salvario. Ce titre à lui seul vaut son pesant de polysémie, sans oublier qu'il est une promesse de situations kafkaïenne à venir. Les lieux pour Amara Lakhous sont importants. Ils accroissent l'intensité de l'intrigue et crédibilisent les personnages. Pour cette affaire de cochon, l'auteur a planté son décor dans la ville industrielle de Turin. Un centre urbain ayant accueilli pendant des années des Italiens du sud venus travailler, mais qui étaient désignés comme responsables de tous les maux. Ces Italiens de Sicile et de Calabre étaient appelés «Terranos», c'est-à-dire des «culs-terreux». Dès le départ, Lakhous nous explique que le mépris et la stigmatisation se sont déplacés vers les extracommunautaires, c'est-à-dire les nouveaux immigrants venus surtout d'Afrique et du Moyen-Orient. La ville de Turin tire aussi sa célébrité de ses usines d'automobiles et de ses deux clubs rivaux de football : la Juventus et le Torino. Et c'est à partir de cette fracture sportive que l'on fait connaissance d'Enzo Laganà. Il est journaliste dans la presse écrite, mais passe le plus clair de son temps à paresser et faire des conquêtes amoureuses, au grand désespoir de sa maman. Dès le début, il raconte comment il a séduit une jeune Finlandaise à qui on a volé une valise à la gare de Turin. Grâce à son réseau d'informateurs, utile à son travail de reporter, il a convaincu un receleur notoire de lui restituer les bagages de la belle blonde. La Finlandaise n'a pas résisté à la cour assidue de son bienfaiteur. Ainsi, il la retrouve à chaque fois dans des lieux différents en Europe pour vivre leur idylle. La dernière escale fut la ville de Marseille, où plus de la moitié de la population est d'origine italienne. Mais, comme toujours, le bonheur est perturbé par la réalité des engagements professionnels. Son rédacteur en chef le tire de sa profonde rêverie amoureuse pour le brancher sur un fait divers scabreux : l'assassinat de trois Albanais et quatre Roumains. Pris au dépourvu, il annonce à son rédacteur en chef qu'il a une «gorge profonde» qui va les aider à voir clair dans cette affaire. Enzo allèche son chef, car il sait que ce dernier rêve inlassablement de l'affaire du Watergate et espère rééditer le coup de Bob Woodward. C'est en partant de tous ces éléments qu'il décide de lui rejouer le remake de la «gorge profonde» avec l'aide de son ami clown et grand imitateur devant l'éternel : Luciano Terni. L'auteur décrit avec beaucoup d'humour le bidonnage auquel on a recours dans la presse pour inventer des vrais faux-scoops et les faire passer pour des coups médiatiques. C'est un procédé répréhensible dont le côté inventif suscite pourtant l'admiration. Ainsi, Enzo propulse son journal au-devant de la scène et fait gonfler les ventes dans les kiosques. Le bidonnage qui a commencé comme un jeu devient un feuilleton rocambolesque alimentant la voracité des propriétaires du journal. Enzo voit sa notoriété grandir mais n'oublie pas les affaires de son quartier, San Salvario, où il jouit là aussi d'une grande célébrité. Ce qui amène d'ailleurs le jeune Amin, responsable de la mosquée du quartier, à lui faire part d'une profanation que vient de subir ce lieu sacré de culte. En effet, les responsables de la mosquée ont reçu une vidéo qui montre qu'un petit cochon est entré dans la salle de prière et qu'il y a gambadé en toute impunité pendant de longues minutes. Amin et ses amis ont identifié l'auteur de ce crime : il s'agit de Joseph le Nigérian, et ils exigent que l'animal ayant souillé les lieux soit décapité. Cette affaire du cochon va devenir un enjeu capital pour l'avenir du quartier. Chaque partie veut imposer sa loi dans la suite à donner à cette affaire. Lakhous montre dans cet excellent roman la part des enjeux symboliques et les luttes inventées de toutes pièces en prenant prétexte sur des faits anodins. L'Italie, comme beaucoup d'autres pays d'Europe, entretient en éveil certaines peurs pour détourner les citoyens des vrais problèmes et masquer l'incapacité des gouvernements à résoudre certaines crises.