Professeur retraité du Département des sciences de la Terre de l'UQAM, Marc Durand est l'une des figures de proue du collectif des scientifique pour la question du schiste. Début 2011, un rapport d'enquête du Bureau d'audiences publiques sur l'environnement (BAPE), un organisme chargé de recueillir les opinions de l'industrie et de la population, révèle que des émanations «de gaz ont été détectées dans 11 sites» sur les 31 puits du Québec. A la suite de cette information, les associations d'usagers ont demandé un moratoire sur l'exploration de ces gaz controversés. - Vous faites partie d'un collectif de 170 scientifiques qui se sont associés pour étudier la question du gaz de schiste, vous avez réalisé des études et présenté des rapports sur l'impact de cette activité sur l'environnement au Québec et aux usa, mais avez-vous effectué des études sur le cas algérien ? Il y a lieu de constater que partout l'emploi de la fracturation hydraulique rencontre les mêmes limites et pose les mêmes risques. Je travaille depuis 2010 sur ce dossier des hydrocarbures de roche mère (gaz et pétrole de schiste), les gisements non conventionnels du Québec et des USA, puis de la France et de la Pologne. Récemment, je me suis également intéressé au cas du Sahara septentrional sur le plan géographique. L'Algérie vient d'officialiser l'exploitation du gaz de schiste. J'avais constaté depuis juin 2014 que de très nombreux lecteurs de mes documents scientifiques et techniques en français étaient maintenant des personnes en Afrique du Nord. J'ai donc cru utile de commencer à regarder le contexte géologique particulier du Sahara septentrional. Il y a lieu de souligner qu'outre la menace sur la santé humaine, d'autres dégâts environnementaux peuvent intervenir, plus particulièrement sur la ressource hydrique. - Justement, quels seraient les risques réels sur la nappe de l'albien ? La nappe de l'albien qui se trouve en grande partie dans le Sahara d'Algérie est l'une des plus grandes réserves d'eau douce au monde. On y distingue le Complexe terminal (CT) et le Continental intercalaire (CI). L'âge de ces eaux varie de 18 000 à 40 000 ans pour le CI et entre 3500 et 25 000 ans pour le CT, ce qui indique que ces réserves d'eau localisée dans les nappes captives se sont constituées à une époque ancienne (quaternaire) où le climat était très différent et la pluviométrie bien plus prononcée. Les niveaux des nappes baissent déjà en conséquence des prélèvements. Mais la qualité même de la ressource en eau qui se fait de plus en plus rare risque aussi d'être affectée ; en effet, l'abaissement du niveau favorise également les intrusions. Dans le cas où on irait forer des milliers de puits pour l'exploitation des gaz et pétroles contenus dans la roche mère, on irait à coup sûr aggraver de façon très significative la situation déjà précaire des nappes d'eau douce. Même en supposant qu'on épargnerait ces nappes pour fournir les énormes quantités d'eau requises pour la fracturation hydraulique (~20 000 000 litres/puits), ces milliers de conduits vont constituer de façon permanente des voies de communication qui permettront la migration des divers contaminants vers les aquifères. Par exemple, pour exploiter 10 000 km2 de roche mère (schiste ou «shale»), il faut 20 000 à 30 000 puits ; ils sont généralement regroupés en six, huit ou même dix puits par plateforme. - Plus concrètement, disposez-vous d'éléments probants sur le cas algérien ? J'ai été de prime abord interpellé par le rapport de la Banque africaine de développement (BAD) sur le sujet ; pourtant fort documenté, le rapport semble truffé d'omissions et à juste titre ce rapport énumère les problèmes liés à l'étape de l'exploration et de l'exploitation : la question des grandes quantités d'eau requises pour la fracturation dans le contexte fort différent en Afrique du Nord, où la ressource en eau est cruciale pour bien d'autres aspects de l'économie, pour l'agriculture notamment. La question des risques de pollution des ressources en eau y est analysée sommairement, de façon incomplète. Le rapport de la BAD comporte une omission de taille : qu'adviendra-t-il des puits et du schiste fracturé une fois passée la courte période d'exploitation ? Le processus de migration du gaz va se poursuivre bien après. La cimentation des puits va se dégrader dans le temps ; cela va mener à des fuites qui vont avoir un impact permanent sur les nappes et l'atmosphère, il suffit de consulter les travaux détaillés (disponibles sur internet) sur ce genre de cas constatés sur des puits abandonnés pour mesurer l'ampleur du drame. Le contexte très particulier des ressources en eau d'Afrique du Nord rend très problématique l'exploitation éventuelle des hydrocarbures de la roche mère, car cela menace de façon directe une ressource bien plus importante, celle des nappes souterraines ; on y retrouve deux regroupements de couches aquifères désignées ainsi : CT (Complexe terminal) et CI (Continental intercalaire). Une grande menace pèse sur ce système hydrogéologique. L'une des plus grandes réserves d'eau douce de la planète, le bassin Timimoun dans l'ouest de l'Algérie, le bassin Mouydir au centre, et le grand bassin Ghadames/Berkine qui couvre l'est de l'Algérie, le sud de la Tunisie ainsi que l'ouest de la Libye sont, entre autres bassins d'hydrocarbures, les plus susceptibles d'interférer directement avec le grand système aquifère du Sahara septentrional ; ils existent juste en dessous des milliers de points de captage d'eau, et de foggaras qui trouvent leur origine tant des nappes du CT que celle du CI. Les promoteurs de l'exploitation du pétrole et gaz de schiste avancent toujours l'argument qu'il y a 1000 ou 2000 mètres de couches «imperméables» entre le bas des aquifères et les couches de roche mère du pétrole et du gaz. La présence de ces couches constituerait une barrière naturelle éliminant tout contact hydraulique entre les deux. C'est en partie vrai dans les conditions naturelles, mais cela devient totalement faux dans les conditions perverties par la fracturation artificielle de milliers de km2, ainsi que par l'implantation de milliers de conduits qui traversent les couches tampons. La cimentation des puits, même les plus récents, est toujours le maillon faible de cette technologie. C'est un problème omniprésent et récurrent. Le vieillissement des puits une fois arrivés en fin de production et abandonnés amène ces cimentations à se dégrader. Chacun des puits devient à moyen et long termes un conduit hydraulique entre les couches profondes, celles qu'on a fracturées de façon massive et étendue, et les couches aquifères plus près de la surface. Quand on se retrouve avec des milliers de ces conduits, la nature de la barrière que constituaient les strates intermédiaires ne compte plus beaucoup. On met en péril la ressource hydrique et le reste de l'économie de tout un pays. - La mobilisation citoyenne, sans la confortation de comités scientifiques indépendants, est-elle suffisante pour contrer la désinformation scientifique des compagnies pétrolières ? Dans quelle mesure des communautés moins structurées peuvent-elles résister aux politiques des Etats et de multinationales alliées ? Croyez-vous plausible l'émergence d'un mouvement mondial uni contre cette question ? Je peut vous donner en guise d'exemple le cas québécois, et résumer les enseignements qu'on peut tirer de l'expérience de notre association, le Collectif scientifique sur la question du gaz de schiste. Nous nous sommes associés chacun avec son expertise propre. La réalité des faits autour de cette proposition de l'industrie des gaz de schiste nous a guidés pour déterrer une à une plusieurs évidences. Nous avons commencé à écrire des textes, des mémoires, des lettres aux ministres. Pas facile de réussir à amener ces gens à voir les réalités qu'on avait déterrées, dégagées sur le terrain. Il y avait déjà beaucoup de personnes qui grouillaient autour des gens de pouvoir pour leur montrer d'autres images, des images embellies d'où dégoulinaient des dollars et des fausses promesses de richesse. Les dirigeants pensaient n'avoir plus besoin de se déplacer pour venir s'informer sur le terrain : les lobbyistes leur commenteraient le sujet à partir de belles images. Des commissions d'études stratégiques commandaient des modélisations des phénomènes en cause ; la commande des études était bien dirigée, bien stratégique justement car le lobby y était présent là aussi. On a produit des modèles qui donnaient d'aussi belles images que celles présentées par les lobbyistes. Ça devait donc être vrai toutes ces belles richesses qu'on pouvait avoir simplement en fracturant tout sous nos pieds. La réalité et les faits sont têtus. On peut les ignorer, les masquer, les décrire en les déformant, tenter de les contourner, on peut tout faire, ils restent là tels quels, indépendamment de ce qu'on tente de faire avec. Ils sont très têtus et c'est là une force absolument unique qui résiste à tout. Puis, sous la pression populaire, sous la nécessité devenue incontournable, le gouvernement a confié au Bureau d'audiences publiques sur l'environnement (BAPE) le soin de consigner ces faits dans un rapport qui traite à la fois des études et visions des promoteurs (rapports gouvernementaux et mémoires de l'industrie), ainsi que des mémoires apportés par les opposants. Heureusement que les faits ont été têtus, qu'ils soient demeurés indestructibles. Les mensonges ne résistent jamais devant une vérité quand ils sont enfin placés côte à côte.