Ils ont investi des milliards pour lancer leur exploitation, croyant qu'au bout de cinq ans, l'Etat leur céderait la terre. Etranglés par les coûts de production et saignés par les grossistes, les agriculteurs de la région de Biskra peinent à vivre de leurs récoltes. Paradoxe d'une économie qui voudrait vivre de sa production. Une piste de 20 km sépare la route de sa ferme. Des pneus à changer presque chaque mois. Plusieurs trajets par jour pour s'approvisionner en eau potable. Après trois ans d'efforts pour rendre rentables ses 94 serres de courgettes, Belkacem baisse les bras. A 25 ans, l'entrepreneur plein d'espoir est devenu un agriculteur usé. «Je compte tout vendre et repartir, confie-t-il. Les autorités nous ont promis la lune et puis nous ont abandonnés. Aucune promesse n'a été tenue.» Rien que dans la daïra de Ourllal (Biskra), ils sont plus de 4500 agriculteurs à agoniser. Dans le cadre du programme sur la propriété foncière agricole – dans lequel l'Etat s'engageait à céder une terre agricole à un privé au bout de cinq ans d'exploitation – ils avaient tout investi pour se lancer dans la culture maraîchère. Plus de dix ans plus tard, ils ne sont toujours pas propriétaires. Des serres jaunes où poussent tomates, poivrons, aubergines…, de petites cabanes d'agriculteurs, de l'ebguel (plante locale) à profusion : ici, entre Oumache et Oued Souf, pourtant, tout promet la réussite de celui qui investit dans la terre. Belkacem, les traits fatigués, conduit sa Peugeot 404 bâchée pleine de vivres pour ses voisins et sa consommation personnelle. Il revient du marché de gros de Leghrous, à une cinquantaine de kilomètres de chez lui et à plus de deux heures de route. Pour avoir une chance de trouver une place, il s'y est rendu la veille et y a passé la nuit. Pour affronter le froid, il s'est glissé dans sa kechabia. Au bout de la route, l'attendent une quinzaine de salariés qui l'aident à décharger ses cageots. Jusqu'au soir venu, Belkacem reprend la route pour le marché de gros. Son quotidien. A quelques kilomètres de chez lui, se trouve une autre ferme. Celle de Ferhat, 33 ans. Lui aussi cultive des courgettes et emploie sept ouvriers. Son terrain, qui compte une quarantaine de serres, s'étend sur plusieurs hectares. Des tuyaux d'eau sont branchés un peu partout, des générateurs d'électricité aussi. Près du réservoir d'eau se trouvent les cabanes où dorment les employés, et des tracteurs garés devant les serres. Dès la nuit tombée, les générateurs d'électricité se mettent en marche, avec un bruit assourdissant. «L'Etat a promis de nous brancher de l'électricité avant même notre venue. Il a tout fait pour nous convaincre avant de venir, mais rien n'est concrétisé, dénonce le jeune agriculteur. C'est vrai, une grande ligne d'électricité a été installée à peine à deux kilomètres d'ici, cependant les services de l'APC et de la wilaya nous disent à chaque fois que l'appel d'offres est lancé, mais il n'y a jamais de suite.» 20 km/h Vers 23h, Ferhat et Rabah, un de ses ouvriers, vont se coucher. Deux heures plus tard, le réveil sonne. La camionnette, chargée le soir, est prête à démarrer. Le froid est glacial. La nuit impénétrable. Seules les lumières des cabanes d'agriculteurs apparaissent, comme des lucioles, dans le noir. Pour ne pas s'assoupir, ils écoutent un peu la radio et discutent du marché. Et font des paris sur le prix auquel ils pourront vendre le kilo de courgettes. Cette nuit-là, ils le vendront à 70 DA. Pas mal, sachant qu'une courgette pousse tous les trois jours. Il faut deux heures pour y arriver. Impossible de rouler à plus de 20 km/heure : la route est trop mauvaise et les secousses pourraient abîmer la marchandise. Là encore, Ferhat a quoi dire : «Les services de l'APC nous promettent toujours de goudronner cette piste… Mais rien ne se fait.» Safia, 29 ans, est venue ici avec son père de Batna. Diplômée en techniques bancaires, elle voulait «s'éloigner des chiffres, rester indépendante des patrons et des pressions», et a choisi de se tourner vers la terre pour cultiver des carottes en plein air. Elle a bénéficié d'une autorisation d'exploitation en son nom en 2008. El Djamaï, son père, accueille les arrivants dans sa kechabia, une main devant les yeux pour se protéger du soleil, suivi par trois chiens qui accourent en aboyant. La ferme est un îlot de verdure au milieu du désert. Un foulard sur la tête, vêtue d'une robe noire, Safia nous offre des oranges. «Nous avons construit un rideau avec plus de 5000 sapins afin de diminuer la puissance des vents qui soufflent ici très forts, explique-t-elle. Cette année, nous avons planté uniquement des carottes en plein air, car le rideau nous a pris tout notre temps. A partir du mois de février, nous allons remettre en place les serres pour semer des pastèques et des melons pour l'été prochain.» Safia rencontre «beaucoup de problèmes comme tous les agriculteurs», mais son cas est encore plus sensible «car je suis une femme», tient-elle à souligner. «Une fois, je me souviens m'être déplacée au siège de l'APC de Oumache afin de rencontrer le président. Il a dit à sa secrétaire, qu'il ne voulait pas me recevoir, car je suis une femme !» Pourtant, Safia en est convaincue : «Cette zone agricole à elle seule peut ramener le taux de chômage dans la wilaya de Biskra à zéro. Nous avons besoin de commerciaux, d'ingénieurs, etc., car le métier d'agriculteur a évolué. Mais pour réussir, il faut nous assurer un minimum de moyens.» Brebis Ammi Rachid, l'un des premiers à s'être installé dans la région il y a dix ans, n'est pas mieux loti. La soixantaine, le visage inquiet, il raconte : «J'ai planté plus de 1000 oliviers, plus de 200 palmiers et nous avons plus de 70 serres de cultures maraîchères.» Sa ferme ressemble à celle que l'on a tous en tête : dans la cour, se promènent des poules, des brebis, des chiens et des chats. «J'ai sacrifié dix ans de ma vie pour développer mon activité, et au final, les services agricoles de la wilaya de Biskra refusent de nous délivrer un acte de propriété ! Les autorités peuvent à tout moment nous expulser, alors qu'elles nous avaient promis de nous les céder au bout de cinq ans.» Et de dénoncer : «La direction des services agricoles a essayé de nous manipuler ! Elle a voulu nous faire signer des papiers où il était écrit que des forages et des terrassements ont été effectués par l'Etat. Ce qui est faux. Quand nous sommes arrivés, il n'y avait rien et c'est nous qui avons tout construit. C'est la raison pour laquelle nous avons refusé de signer le cahier des charges.» Ammi Rachid en a gros sur le cœur. Pour s'en sortir, il a loué une partie de ses terres à d'autres agriculteurs. Légalement, il n'en a pas le droit, mais il n'a pas d'autre choix pour survivre. Les responsables ? «Ils ne sont jamais venus nous demander comment on s'en sort. Si c'est difficile ou pas. Mais à chaque début de récolte, ils viennent pour qu'on leur donne gratuitement des légumes et des dattes !». Une tradition dont certains profitent. Maintenant les agriculteurs se sont entendus pour ne plus leur rien donner. «D'après ce que j'ai compris, ils veulent nous décourager et nous faire partir. Moi, j'y pense vraiment. Même les oliviers qui m'ont coûté une fortune, je les ai abandonnés il y a deux ans…», se désole-t-il, les larmes aux yeux, en nous montrant les arbres desséchés, vaincus par le désert. Noyés Un autre agriculteur de la région explique qu'en 2009, Issad Rebrab s'était déplacé à Biskra pour investir dans l'agriculture. «Il a pris attache avec les autorités locales pour obtenir une parcelle de terrain. Dans la commission chargée d'étudier les demandes, il y avait toutes les autorités de la wilaya de Biskra. Le président de l'APC de Mlili a accepté de lui céder une parcelle de terrain de 7000 hectares. Il allait investir 1500 milliards de centimes dans des serres en plexiglas, se souvient-il. Il était prêt à créer 50 000 emplois directs et offrir 50 000 vaches pour les éleveurs à qui il aurait acheté le lait produit. Les autorités de la wilaya de Biskra ont alors saisi le ministère de l'Agriculture pour avoir son autorisation. Il ne l'a jamais obtenue.» Perdus entre les administrations, les programmes de mise en valeur, les promesses des campagnes électorales, les agriculteurs se disent «désespérés». A la direction des services agricoles de la wilaya de Biskra, Fatah Lehlali, le directeur, essaie en vain de se défendre : «C'est la faute des agriculteurs. Ce sont eux qui se sont noyés dans leurs investissements et ont totalement négligé le côté administratif. Après cinq ans d'exploitation, l'investissement agricole donne droit à un acte de propriété, mais il faut pour cela établir une demande de levée de la condition réquisitoire.» En clair : que l'Etat renonce à la propriété au profit de l'agriculteur. Ammi Rachid, sur place, ne veut plus écouter son interlocuteur. «Je te défie de jeter un coup d'œil sur mon dossier !, s'emporte-t-il. Et si on trouve qu'une seule pièce manque, je vais tout de suite te céder tout mon investissement !» En sortant du bureau de la DSA, Ammi Rachid est encore plus abattu. «Nous, les agriculteurs, sommes capables de satisfaire la demande nationale en fruits et légumes. Au lieu de nous aider et de nous faciliter les démarches administratives, le gouvernement se lance dans l'importation d'oignons et l'exploitation du gaz de schiste.»