Le documentaire de Rabah Zanoun, Emilie Busquant, une passion algérienne, présenté récemment sur la chaîne publique française, France 3, sera prochainement diffusé (la date n'est pas encore connue) dans une version plus longue, par la Télévision nationale. On attribue à Emilie Busquant d'avoir cousu le premier drapeau algérien. Notre confrère, Mohamed Benchicou, lui a consacré un roman, La Parfumeuse (Editions Koukou, Alger, 2012), dans lequel il développe cet épisode. Cette femme au destin exceptionnel est née le 3 mars 1901 à Neuves-Maisons, en Lorraine, issue d'un milieu ouvrier et militant. Elle rejoint Paris en 1923 pour trouver un emploi et y vivre sa vie. Elle rencontre alors Messali Hadj, lui aussi venu trouver du travail. Elle s'éprend à la fois d'un homme et d'une cause, l'indépendance de l'Algérie. Elle est décédée en 1953. Le réalisateur Rabah Zanoun est aussi l'auteur d'un précédent documentaire intitulé Le choix de mon père diffusé également sur France 3. Un film qui, déjà, s'intéressait aux mécanismes intimes du mouvement révolutionnaire. Il nous en parle : «Pour moi, il s'agissait de m'inscrire dans l'histoire extrêmement violente et douloureuse de l'Algérie. D'où je viens ? Qui je suis ? Pourquoi mon père a fait ça ? Qui sont les harkis ? Pourquoi les traite-t-on de traîtres ? J'avais envie de comprendre. Ce film répond à la question : comment mon père est devenu harki, et non pas pourquoi. Il n'a pas fait de choix contre la Révolution, il était proche du FLN. Il faut sortir des schémas qui tendent à dire le bien ou le mal, les gens ont été balayés par l'histoire, par la Révolution et on sait que la révolution mange très souvent ses enfants». Pour ce film sur Emilie Busquant, tout est le fruit du hasard. Une lecture, celle d'un livre des historiens Benjamin Stora et Mohamed Harbi en 2004, bien avant le livre de Benchicou et le témoignage de Djanina, la fille de Messali : «On y lit une phrase qui m'a profondément marqué : Emilie Busquant, née à Neuves-Maison, en Lorraine, comme moi qui suis né en Lorraine, aurait cousu le premier drapeau algérien. Comment se fait-il que cette histoire soit méconnue ?» s'étonne-t-il lorsque nous l'interrogeons sur la genèse de son film. «Quand on fait des films, on part d'un désir. Ce grand écart entre mes documentaires, c'est lié au désir. Comment cette femme a pu s'engager, et comment a-t-elle pu être oubliée ? A la fin du film, on a une réponse : Emilie Busquant a disparu de l'histoire franco-algérienne, car Messali Hadj n'y existe que très peu encore». Rabah Zanoun nous parle de sa source essentielle, Marie-Victoire Louis : «Elle a fait un énorme travail de recherche. Elle a un site internet à son nom où on peut s'en rendre compte. Elle a recueilli des témoignages de gens qui avaient connu Emilie, des lettres de correspondance avec Messali. C'est un travail méticuleux, rigoureux, scientifique. Si elle n'a pas voulu apparaître à l'écran, beaucoup de choses qu'on voit, comme les coupures de presse, c'est elle qui me les a fournies». Dans son élan, le documentariste parle aussi de vécu dans le couple Messali qu'il montre peu dans son film. Et le documentariste de conclure : «La guerre d'Algérie a été faite par des individus qui ont des histoires, des parcours qui sortent des sentiers battus. Si vous ne montrez pas les gens dans leur intimité, on a du mal à comprendre ce conflit. La guerre est née des pionniers qui ont voulu se battre pour leur dignité, comme des citoyens, plus que comme des sujets. C'est cela qu'a vu Emilie Busquant : un pays privé de liberté. C'est ce que clame son ''vive la liberté pour tous''». Dans le documentaire de Zanoun, la fille du personnage historique, Djanina Messali-Benkelfat, intervient, racontant l'histoire de sa mère et rendant hommage à ses parents qui appartiennent à l'Algérie. En 2013, elle avait publié Une vie partagée avec Messali, mon père (éditions Riveneuve, France et Labter-Hibr, Alger). Nous l'avons rencontrée, l'abordant avec cette image de l'immense cortège qui avait accompagné le corps de sa mère dans Alger jusqu'au port, après un hommage à la Maison des syndicats, et cela à quelques mois du déclenchement de la lutte de Libération nationale. Une image qui renvoie à l'engagement d'Emilie Busquant aux côtés de son époux, à l'évolution du PPA-MTLD et à la question historique de la place de Messali dans cette aspiration nationale dont il était encore le moteur en 1953 ? «Il est fort probable, nous affirme-t-elle, que pour la majorité des téléspectateurs, Emilie Busquant est une véritable découverte. Cependant, je peux affirmer que dans les vieilles familles nationalistes, la transmission de la mémoire a fonctionné. Leurs enfants savent aujourd'hui que Messali Hadj est le père du nationalisme et que sa conjointe a confectionné le drapeau algérien. Toutefois, il y a au moins trois générations successives qui n'ont aucune idée de leurs parcours et engagements politiques depuis 1926. Maintenant, quant à savoir qu'au moment des obsèques grandioses de ma mère à Alger en 1953, la popularité, le prestige et la place de Messali Hadj dans l'échiquier politique ainsi que dans l'opinion publique sont immenses et se maintiennent jusqu'au début de 1957, cela est totalement méconnu». Pour notre interlocutrice, cet état de fait est lié à l'écriture de l'histoire : «Il est clair à présent que les historiens n'ont jamais eu dans le passé la possibilité ni la liberté d'écrire une histoire critique et objective de l'Algérie. Ainsi, l'histoire officielle était un instrument de propagande pour asseoir les pouvoirs qui se sont imposés successivement au pays. Il est donc urgent aujourd'hui de sortir de cet engrenage. Il y a lieu de remarquer que l'inculture historique et politique de certains les amène aujourd'hui à des agressions outrageantes, convaincus ainsi de se faire de la publicité, voire du capital politique». Le montage d'un film répond toujours aux choix du réalisateur. Nous étions curieux de savoir si la fille de Messali Hadj estimait que des éléments, des témoignages ou des images étaient absents du documentaire de Zanoun. «Je n'ai pas participé au montage, précise-t-elle. Le format standard du documentaire est de 52 minutes. Il est donc normal qu'il y ait forcément des séquences qui ont dû être sacrifiées. Pour ma part, je trouve le montage excellent. Ceci dit, notamment en Algérie, j'ai pu constater que le tournage a été un événement à lui tout seul. En effet, dans tous les lieux où les différentes séquences ont été tournées, les réactions de sympathie suscitées par notre présence ont été nombreuses et positives». Après un livre sur son père, Djanina Messali-Benkelfat envisage-t-elle d'écrire sur Emilie Busquant ? «Permettez-moi de rectifier, nous répond-elle, il ne s'agissait pas d'un livre sur mon père seulement, quoiqu'il en soit bien entendu le personnage central. Ma mère y trouve toute sa place. J'ajouterai que j'évoque le parcours hors du commun de toute une famille qui se confond constamment avec l'histoire du mouvement national au gré des événements, des persécutions, des procès et de toutes les adversités coloniales. Ceci dit, je sais que de nombreux chercheurs s'intéressent depuis longtemps à son parcours. D'ailleurs, sa notice biographique figure dans le Maitron qui est un ensemble de dictionnaires biographiques du mouvement ouvrier français et international ainsi que dans le Dictionnaire biographique des militants nationalistes algériens de Benjamin Stora (L'Harmattan, 1985)». Le parcours des personnages historiques de notre histoire comme cette histoire elle-même n'ont pas fini d'offrir des motifs de curiosité et de recherche.