Rares sont les artistes qui écrivent sur leurs démarches, leurs pratiques ou leurs visions. Les raisons invoquées sont nombreuses : une certaine pudeur du créateur, des difficultés personnelles à écrire, le temps limité… Pourtant, dans le monde entier, les écrits de peintres ou autres créateurs visuels ont permis d'enrichir de manière notable la connaissance de leurs œuvres et de contribuer à l'histoire de l'art en apportant aux chercheurs des témoignages et points de vue précieux. Mohamed Khadda (1930-1991) fait figure d'exception dans les arts visuels algériens avec une production écrite appréciable que les éditions Barzakh viennent de restituer aux lectorats actuels*. Ainsi que l'explique la préfacière, Naget Belkaïd-Khadda, veuve du grand peintre et universitaire émérite, spécialisée en littérature, cette réédition qui reprend les deux essais aujourd'hui introuvables de l'artiste se voit augmentée ici – et de manière copieuse – de textes «disséminés dans des publications diverses et, de ce fait, difficiles d'accès». Les deux essais, tous deux publiés à la défunte maison d'édition SNED, sont Eléments pour un art nouveau (1972) et Feuillets épars liés (1983) qui, en leur temps, avaient suscité un grand intérêt des passionnés d'art. Eléments pour un art nouveau, qui se présentait sous la forme d'un livret regroupant des contributions souvent publiées dans la presse, commençait par ces mots : «Si l'indépendance est le sol enfin acquis, la terre brûlée redevenue féconde et prometteuse de pain, c'est aussi et surtout la libération de l'esprit». Y apparaît aussi toute l'humilité de Mohamed Khadda qui ne prétendait pas se substituer aux historiens et critiques d'art, affirmant : «La peinture algérienne est à ses premiers pas. En amorçant un dialogue, notre but n'est pas de présenter un travail complet – qui est affaire de spécialistes –, mais de proposer un premier bilan forcément sommaire et susceptible d'être approfondi, contesté ou complété». Un peu plus loin, il souligne que son ambition se limite à «un constat du patrimoine connu et de la situation actuelle et, si possible, (à un) tremplin pour le futur». Cette modestie du propos est bien révélatrice de la personnalité de son auteur, «timide et discret» comme le présente la préfacière, de même que de ses précautions d'autodidacte infiniment respectueux du savoir académique. Mais si Khadda avait l'honneur de se conformer à cette élégance de pensée, tout lecteur et lectrice pourra constater combien le travail de recherche, la profondeur des observations et analyses, mais aussi la qualité d'écriture, l'autorisaient à prétendre à des titres universitaires, lui qui était né dans une famille pauvre et avait dû travailler très jeune comme ouvrier-typographe dans sa Mostaganem natale. Dans Eléments pour un art nouveau qui a toutes les caractéristiques d'un manifeste argumenté, il présente les sources de l'art algérien, partant des fresques du Tassili, embrassant l'art berbère dans sa globalité, puis l'art arabe et musulman dans un inventaire succinct mais édifiant des héritages. Il aborde ensuite la période coloniale et son «travail systématique de destruction, de dépréciation de notre culture», ainsi que l'introduction de la peinture de chevalet en Algérie à travers l'orientalisme et l'apparition, dans son sillage, des premiers peintres algériens. Il dresse ensuite un tableau des arts visuels à l'indépendance, soulignant l'euphorie créatrice naissante et dévoilant les premières pesanteurs et contradictions et les heurts conséquents entre groupes opposés. Il pose enfin, après une analyse des tendances présentes, des éléments de perspective qui dénotent de sa vision globale que résume bien Naget Belkaïd-Khadda, soit «adossée à une tradition séculaire (…) et inscrite dans une modernité ouverte sur le reste du monde». Les autres textes qui composent l'ouvrage sont aussi riches et denses. Celui sur Mohammed Racim, par exemple, est un modèle du genre. Avec une concision remarquable, Khadda nous présente l'œuvre du miniaturiste avec la précision d'un critique d'art doublée de sa sensibilité d'artiste. Il parle avec enthousiasme du talent de Racim, décrivant le côté merveilleux de ses créations, avant d'aborder sans concession les questions qu'elles posent dans leur rapport au contexte. Cette attitude équilibrée, juste dirions-nous, est présente dans l'ensemble des écrits et, on peut aussi voir comment, au fil du temps, conscient d'une erreur ou d'une analyse insuffisante, l'auteur s'applique à «rectifier le tir». L'ouvrage comprend de nombreux textes qui composent une fresque à la fois amoureuse et critique de l'art algérien. On y trouvera aussi des extraits de textes consacrés à Khadda par des écrivains et critiques d'art. Pour Mohammed Dib, «il a fallu que Khadda soit un magicien». Le poète Francis Combes le qualifie de «vigne à lui seul». Rachid Boudjedra parle de son «aptitude incurable à s'émouvoir de la présence de l'homme». Au final, nous disposons là d'un ouvrage inestimable où l'on apprend, découvre et réfléchit, non seulement sur l'art, mais sur l'ensemble du champ culturel national. Si les textes datent dans leurs références pratiques, ils restent d'une indéniable actualité dans la réflexion, au point qu'on croirait certains écrits hier. Aucun artiste ni aucun passionné ne devrait les ignorer et ils devraient être au programme des Beaux-arts, voire des grandes classes de lycée. * Mohamed Khadda, «Eléments pour un art nouveau» suivi de «Feuillets épars liés» et «Inédits». Ed. Barzakh, Alger, 2015. 264 p. Publié avec le soutien du ministère de la Culture dans le cadre de «Constantine, capitale de la culture arabe 2015».