25 ans après l'ouverture du champ médiatique, existe-t-il une presse éditorialement indépendante en Algérie aujourd'hui, et quels sont les tenants de cette indépendance ? La démonopolisation subie par le secteur de la presse écrite en Algérie depuis un quart de siècle (22 années avant l'avènement des télés commerciales offshore…) n'est pas probante, à mon sens, de l'existence de fondements consolidés générant des marges significatives d'indépendance éditoriale. Même si, heureusement d'ailleurs, une poignée d'entreprises éditrices (sur les 130) bataillent à sortir quotidiennement des journaux qui suscitent intérêt et respect des lecteurs. Les paramètres universels d'indépendance éditoriale ont pour socle une recherche de la plus effective autonomie vis-à-vis de deux sources généralement en antinomie avec la liberté d'informer (et le droit à l'information reconnu aux citoyens) : celle du pouvoir d'Etat et ses démembrements, dont les officines mafieuses gravitant autour ; et celle de l'argent. Les détenteurs du pouvoir financier le sont de plus en plus, notamment par blanchiment d'argent sale ; et ils sont tentés de le blanchir/légaliser. Et quelles meilleures lessiveuses que les médias, surtout la télé… Au fondement d'une entreprise médiatique soucieuse de chercher son indépendance éditoriale, il y a le respect d'un principe cardinal : sa production «carbure» dans une logique spécifique au secteur. S'y imbriquent de la marchandise qu'enrobent notamment les formats en expansion des industries culturelles et la publicité multiforme, mais aussi des valeurs symboliques : de citoyenneté, de culture et de spiritualité. La bonne santé commerciale d'une entreprise de presse est révélée à travers l'attractivité matérielle des colonnes du journal édité et la diversité du «menu» proposé. Fondamentalement, c'est la composante de sa base d'actifs, financiers et autres, qui en est révélatrice. Sa bonne «santé éditoriale» est bien plus complexe à jauger ; elle inscrit sa production de valeurs symboliques dans l'intérêt général. Cette production est le fait, au quotidien, de travailleurs bien particuliers, les journalistes. Le versant moral de leur apport à l'entreprise doit être capital. Il en est la raison sociale de sens. Or, les journalistes algériens peinent à définir des référents communs pouvant les mettre en lien afin d'exprimer leur identité professionnelle. Pratiquement, aucune organisation professionnelle ne les représente à titre de corporation, même si des syndicats-maison liés à l'UGTA/FLN y font miroiter les seuls droits matériels aux adhérents, excluant les droits moraux. Avant, l'ANEP était en situation monopolistique. L'émergence du secteur économique privé a-t-elle contrebalancé cette situation de manière suffisante ? Durant ces 25 années de libéralisation économique débridée, et dans l'irrespect de ce que seraient les dispositifs législatifs et réglementaires en ce domaine si notre pays était régi par l'Etat de droit, l'agence étatique ANEP est toujours orchestrée comme un bras armé des pouvoirs publics. Les jeux dont elle a usé dans le choix de ses «clients supports» ne relèvent ni des paramètres de commercialité (fournir de la pub pour des journaux qui se vendent), ni du souci de conforter les publications porteuses de contenus rédactionnels servant l'intérêt général. Sa recette de fabrique du marché informel de la presse (et très bientôt des télés ; pourquoi pas ?) a généré une nuée de «quotidiens nationaux d'information», sans journalistes, ni lecteurs dans le fond. Dans le même temps, elle est un levier efficace de caporalisation de journaux tentés par le credo de l'indépendance éditoriale. La cagnotte gérée par l'ANEP est provisionnée d'un ruissellement abondant d'entreprises et d'institutions publiques. Les données de cet arsenal financier ne sont jamais rendues publiques, tout comme d'ailleurs la comptabilité des imprimeries étatiques alourdie par les ardoises des titres les plus fournis par l'ANEP… En l'état actuel du marché, les fournisseurs essentiels sont les succursales et marques mondialisées. La part des entreprises privées du pays est encore toute limitée. Les deux catégories tendent à converger pour adopter le principe qu'il est plus prudent de fournir de la pub aux quotidiens proches des pouvoirs publics – ceux-là mêmes qui les fournissent en juteux marchés publics. C'est cette boucle vicieuse qui enserre d'une mains de fer l'envol retardé d'une presse indépendante en Algérie ; des journaux se battent pour s'en sortir. La leçon inaugurale de déontologie définissant les «bons médias», faite aux dirigeants éditoriaux et journalistes conviés à un banquet algérois il y a quelques semaines par le directeur exécutif Algérie de la multinationale qatarie Ooredoo marque une décisive convergence avec les critères de «mérite d'arrosage en pub» en vigueur à l'ANEP. L'émergence de l'internet et de nouvelles chaînes de télévision ne relativise-t-elle pas l'impact de la publicité en tant que moyen de pression sur la presse écrite ? Internet bouscule fondamentalement les paramètres de production et d'usages des médias dans le monde. En Algérie, présentement, les effets de cette révolution sont perceptibles essentiellement dans le versant importation des outils et des contenus. Ne nous leurrons pas sur des «vertus naturelles de l'Internet» à gonfler les voiles de l'indépendance des médias. Les multinationales qui y activent en force (Google, Amazon, Facebook...) et leurs «robinets locaux» s'arrachent toutes les niches de marché. Quelle possible résistance de sites d'info réellement édifiés d'Algérie ? Les nouvelles expériences en cours nous le diront. Quant à la trentaine de télés offshore commerciales ciblant l'Algérie, ma conviction abrégée est qu'elles nous montrent déjà que nos dominants peuvent réussir le tour de passe-passe de nous faire prendre les vessies pour des lanternes.