«Les médias ont toujours tendance à exagérer. La Tunisie va bien. Vous avez vu les attaques terroristes de Paris ? Il y a eu ce qu'il y a eu, après les Français ont repris une vie normale et personne n'y trouve à redire. Et les touristes continuent à se rendre à Paris. Mais à Tunis, il faut toujours qu'on en fasse un plat !» s'agace ce chauffeur de taxi qui nous conduit de l'avenue de Paris, vers la banlieue nord de Tunis. Et d'ajouter : «Certes, il y a plus de barrages de police, plus de contrôles d'identité, mais c'est rassurant. Ce matin, je me suis fait contrôler inopinément dans un café mais c'est dans notre intérêt.» De fait, la présence policière est loin de se faire discrète dans les rues de Tunis depuis l'attentat terroriste du 18 mars dernier qui avait ciblé le musée national du Bardo, et qui avait fait 23 morts et 47 blessés, selon le ministère tunisien de la Santé. Sur l'avenue Habib Bourguiba, artère emblématique du centre-ville de Tunis, le dispositif de sécurité est assez impressionnant, notamment autour du siège du ministère de l'Intérieur, entouré en permanence d'une ceinture de barbelés. Cela dit, même si l'attaque terroriste a laissé des traces, son impact psychologique semble, peu à peu, s'estomper. L'ambiance générale est plus proche de la résilience que de la psychose. Les terrasses de l'avenue Bourguiba sont toujours animées, y compris le soir. Les bars sont tout aussi bondés, et le «Masrah el baldi», le somptueux théâtre municipal de Tunis attire toujours autant les passionnés du 4e art. Si la tuerie du Bardo n'a pas empêché les Tunisois de reprendre une vie normale, entretenant vaillamment cette image d'un peuple «taâ jaw», bon vivant et résolument pacifique, il n'en demeure pas moins que cela constitue une dure épreuve pour la nouvelle équipe au pouvoir. L'attaque survenait, faut-il le signaler, moins de trois mois après l'élection de Béji Caïd Essebsi (BCE) au terme d'une présidentielle haletante qui marquait, pour ainsi dire, l'aboutissement de la transition démocratique en Tunisie, du moins son cycle institutionnel. Derrière ce tableau idyllique d'une Tunisie qui aura parfaitement réussi sa transition politique, de profondes inquiétudes surgissent. A une économie encore en berne et un front social en pleine ébullition vient s'ajouter l'irruption brutale de la violence politique dans un espace public fraîchement libéré et encore en phase de reconstruction. De Chokri Bélaïd au Bardo Premier choc : l'assassinat de l'opposant Chokri Bélaïd, leader du Front populaire, le 6 février 2013 en bas de chez lui, à El Menzah. Le 25 juillet 2013, le député de gauche Mohamed El-Brahmi, fondateur du Courant populaire, est assassiné à son tour, près de son domicile, à la cité El Ghazala, du côté de l'Ariana. Quatre jours plus tard, huit militaires sont massacrés le 29 juillet dans une embuscade terroriste, en plein Ramadhan, à Djebel Chaâmbi. Et quasiment une année jour pour jour après ce carnage, précisément le 16 juillet 2014, toujours au mont Chaâmbi, quatorze soldats sont décimés à l'heure de la rupture du jeûne. Ces attaques terroristes, pour ne nous en tenir qu'aux opérations les plus saillantes, auront rudement bousculé le champ politico-médiatique en Tunisie, si bien que la violence politique occupe, désormais, l'essentiel du débat public, et l'actualité sécuritaire fait les choux gras des journaux. Certes, on est loin du scénario égyptien où la flambée des actes terroristes a permis un retour en force de l'armée aux affaires avec, à la clé, une répression féroce des mouvements citoyens qui ont fait tomber Moubarak. Toujours est-il que ces violentes secousses qui portent l'estampe de l'islamisme djihadiste ont laissé comme un goût de désillusion chez une partie de l'opinion. Pour certains, la révolution du 14 janvier apparaît ainsi ballottée, quatre ans après la chute de Ben Ali, entre le spectre de l'islamisme radical et le retour de la vieille garde, drapée des oripeaux du salut républicain. «La révolution est en crise» «Il faut dire que cette révolution est en crise, il ne faut pas le nier», analyse Maher Hanin, philosophe de formation et membre dirigeant du parti de gauche Al-Massar. Intervenant lors d'un débat organisé pendant le Forum social mondial, Maher Hanin brossait un tableau assez sombre de la situation actuelle en Tunisie : «Il y a des glissements, voire même des dérapages, des détournements», constate-t-il. «On est partis d'une plateforme de changement démocratique, avec des aspirations et des valeurs universelles : liberté, dignité, égalité, refus de corruption, bonne gouvernance. (...) Et nous voilà passés à des tiraillements identitaires voire même des fractures qui nous ont coûté cher. On est passés aussi d'une lutte pacifique, populaire, à l'assassinat politique, à la violence, à la haine et au terrorisme», énumère le philosophe. Et de poursuivre : «Des jeunes Tunisiens se trouvent emballés d'aller se battre ailleurs en laissant une démocratie en pleine construction. Quelles en sont les raisons ? Elles sont nécessairement multiples : identitaires, sociales, économiques, peut-être aussi dues à des manipulations diaboliques de la part de certains pouvoirs et de certaines forces internationales dominantes qui sèment le chaos dans la région». Maher Hanin, qui avait soutenu Hamma Hammami, candidat malheureux à la dernière présidentielle, note un retour de la vieille classe politique incarnée par BCE. Et il n'est pas le seul à regretter que le processus démocratique ait «accouché» d'un Président de 88 ans au lieu d'opérer une rupture radicale avec l'ancien système. L'intéressé, lui, préfère plutôt mettre l'accent sur l'intégrité du processus qui l'a porté au pouvoir. Dans une interview accordée à El Watan la veille de sa visite d'Etat en Algérie, le Président tunisien fraîchement élu déclarait : «Il y a un début de printemps tunisien. (…) Nous avons tenu des élections législatives très correctes. Nous avons tenu des élections présidentielles tout à fait démocratiques puisqu'on a été obligés de faire deux tours. Au premier tour, il y avait 27 candidats à la Présidence. Du jamais vu. (…) Tout le monde s'est félicité de ces élections. Donc nous avons fait un grand progrès.» (El Watan du 4 février 2015). «Terrorisme dégage !» Le vieux «Bajbouj» — comme on le surnomme affectueusement en Tunisie — ne devait pas bouder son plaisir en recevant une brochette de chefs d'Etat et de gouvernement pour ce qui ressemblait à un remake de la «marche républicaine» du 11 janvier, à Paris. D'ailleurs, François Hollande était au premier rang des Présidents solidaires, ce 29 mars, au Bardo. Sellal était également du voyage. Une imposante marche populaire s'était ébranlée, ce jour-là, depuis la place de Bab-Saâdoune en direction du musée du Bardo aux cris de «Terrorisme dégage!». L'avenue du 20-Mars s'était transformée en marée rouge comme la couleur de l'emblème tunisien décliné sous toutes les coutures. La société tunisienne montrait, une nouvelle fois, qu'elle avait du répondant. «C'est la révolution qui nous donne cette force de continuer à résister. Nous n'avons pas peur et nous ne plierons pas !» lâche Houda, esthéticienne, pendant qu'en arrière-fond fuse le «Idha achaâbou yawman arada el hayat», l'hymne national tunisien scandé en chœur. Il faut dire que depuis le 18 mars, les marches succèdent aux marches, convergeant toutes vers le Bardo, nouveau lieu de culte pour tous les résistants. Et comme en témoignent les slogans brandis, l'heure est à l'union sacrée : «Tous unis contre le terrorisme», «Avec notre unité nous vaincrons le terrorisme», «Tous debout main dans la main contre le terrorisme»… Mais en regardant de plus près, derrière cette belle unité de façade, des fissures apparaissent. Des voix se sont élevées pour dire qu'il n'y avait pas d'union possible avec les «parrains du terrorisme» en visant particulièrement Ennahdha. Ainsi, le charismatique Hamma Hammami avait préféré marcher pour la Palestine (le 28 mars) et a ouvertement boycotté la grande marche du 29 mars. Même position exprimée par Basma Khalfaoui, veuve de l'opposant Chokri Bélaïd, qui trouvait indécent de marcher main dans la main aux côtés des nahdhaouis. Anissa, elle, a choisi de venir à la marche précisément pour dénoncer haut et fort Ghannouchi et consorts. Le docteur Anissa Bouasker — de son nom complet — est psychiatre hospitalo-universitaire exerçant à l'hôpital Razi de La Manouba. Elle est également membre du bureau exécutif de l'Association tunisienne pour l'intégrité et la démocratie des élections (ATIDE). Anissa était parmi les premières à se mobiliser peu après l'attaque du Bardo. Elle faisait partie de la cellule d'assistance psychologique aux victimes de l'attaque terroriste. «On avait une équipe sur place. On était également à l'hôpital Charles Nicolle où nous nous sommes occupés des familles qui sont venues reconnaître leurs proches», témoigne-t-elle. «Les enfants de Ghannouchi» Anissa Bouasker souligne d'emblée que la boucherie du Bardo, premier attentat urbain d'envergure, perpétré, qui plus est, en pleine capitale, marque un tournant dans la cartographie du terrorisme en Tunisie. «Nous sommes passés à la deuxième phase du terrorisme. Les gens réalisent, désormais, que le terrorisme est parmi nous, dans les villes. Il n'est plus cantonné dans les montagnes». Anissa arbore une pancarte avec ce slogan assorti d'un hashtag : «#Les enfants2Ghannouchi». Allusion aux djihadistes qui seraient nourris idéologiquement par le patriarche d'Ennahdha, et dont Rached Ghannouchi «anecdotise» l'impact, selon elle. D'ailleurs, elle n'hésite pas à reproduire une déclaration du même Ghannouchi sur sa pancarte : «Les salafistes augurent d'une nouvelle culture et ils ne représentent pas une menace pour notre sécurité». «Il y a eu beaucoup de divisions au sein de la société tunisienne», indique Anissa Bouasker. «Beaucoup de gens ont appelé à boycotter cette marche, mais moi, je dis, au contraire, il faut être présent. Il ne faut pas laisser le terrain à ceux qui ont fait le lit du terrorisme. On ne veut pas qu'on nous montre les Ghannouchi et Laârayedh et dire : voilà les islamistes modérés marchant main dans la main contre le terrorisme. Ce n'est pas possible ! On ne va pas oublier. Il faut qu'ils assument leurs responsabilités dans le cadre de la loi». «On est devenus champions dans l'exportation des djihadistes» De fait, Ghannouchi ne rate pas une occasion pour s'afficher ostensiblement aux côtés des «modernistes» en appelant à la réconciliation nationale. Dans un interview à El Watan Week-end, il assurait : «La position de notre parti a toujours été très claire vis-à-vis des groupes terroristes. Quiconque aurait recours à la violence, au discours de la haine et au terrorisme devra être sanctionné par la loi. Lorsque nous étions à la tête du gouvernement, nous avons désigné Ansar Al Charia comme organisation terroriste et avons renforcé le contrôle de l'Etat sur les mosquées afin d'éviter que ces lieux soient utilisés par ceux qui aimeraient diffuser un message de violence en instrumentalisant la religion» (El Watan Week-end du 10 avril 2014). Anissa Bouasker n'en démord pas : «Il faut en finir avec cette mascarade, cette hypocrisie. C'est purement théâtral. Ils veulent se refaire une virginité sur le dos des martyrs», assène-t-elle en accablant «les agissements de certains dirigeants de ce parti qui font la promotion (du terrorisme), et qui ont fait preuve de laxisme». Et de citer l'attitude des responsables d'Ennahdha, du temps du gouvernement de la Troïka, vis-à-vis des groupes islamistes paramilitaires : «Ils disent qu'ils font du sport alors qu'ils s'entraînent dans des camps, avec des armes, et lui (Ghannouchi), il dit ce n'est rien, et que cela lui rappelle sa jeunesse. Les Tunisiens sont devenus champions dans l'exportation des djihadistes en Syrie. On parle de 3000 éléments». «A partir de là, ils (les dirigeants d'Ennahdha, ndlr) sont responsables. Et ils doivent répondre de leur responsabilité !» estime la jeune psychiatre. «Pas d'unité dans l'impunité !» Sarah Mahouachi, cadre syndicale au sein de l'Union générale des Travailleurs tunisiens (UGTT), a choisi, elle aussi, de sortir dans la rue pour affronter les «faucons» d'Ennahdha. «Je ne voulais pas rester chez moi à bouder dans mon coin en me tortillant derrière mon PC», confie-t-elle. «Je voulais leur dire en face ce que je pense». La voici, justement, prenant à partie un responsable d'Ennahdha, secrétaire de la section de Halq El Oued (La Goulette). L'homme se défend comme il peut : «Mais Madame, je suis un dirigeant d'Ennahdha et je suis ici pour manifester contre le terrorisme. Il n'a jamais été dans la ligne de notre parti de soutenir le terrorisme !» Sarah ne le lâche pas : «Je ne parle pas des militants de base, mais des hauts dignitaires comme Habib Ellouz qui est un extrémiste avéré». Pour la syndicaliste de l'UGTT, l'état-major d'Ennahdha assume pleinement la responsabilité politique de la violence qui frappe la Tunisie. Brandissant elle aussi une pancarte à charge contre les islamistes sur laquelle on peut lire, entre autres : «Pas d'unité dans l'impunité», elle explique : «Il faut d'abord exiger des comptes à ces gens avant toute réconciliation. Il faut demander des comptes aux gens qui soutiennent le terrorisme dans les mosquées, qui ont poussé des personnes à faire le djihad en Syrie, qui ont fait en sorte que les armes rentrent massivement sur le sol tunisien, et qui ont préparé le terrain aux assassinats politiques. Il faut d'abord qu'ils soient jugés, après on parlera d'unité nationale. On est avec l'unité nationale, mais jamais dans le cadre de l'impunité !» Sarah Mahouachi précise : «Je n'ai pas de preuves tangibles sur l'implication directe d'Ennahdha dans des actes de terrorisme. Néanmoins, ce que je peux dire à haute voix, c'est qu'ils endossent toute la responsabilité politique de ces actes». Elle rappelle, au passage, qu'ils ont été «durant trois ans au pouvoir, et à ce titre ils assument pleinement cette responsabilité politique !» «Ils commettent le crime et marchent dans les funérailles de la victime», renchérit-elle. «Après l'assassinat de Hadj Brahmi, on avait réussi à dissoudre le gouvernement d'Ennahdha de l'époque et on va continuer», prévient Sarah avec conviction. Et la militante UGTT de marteler : «On paie peut-être aujourd'hui le prix parce que nous avons réussi notre processus transitionnel. Mais on ne lâchera rien. Ils veulent nous mettre à terre, mais ils n'y arriveront jamais !»