A l'instar de tous les grands écrivains de la planète, Mouloud Feraoun a laissé parler son cœur et son talent pour célébrer son enfance et plus particulièrement sa vie d'élève. Les férus de lecture se souviennent des émouvantes pages du Fils du pauvre. L'instituteur y décrit des moments forts qui nous donnent à voir le dénuement dans la dignité ainsi que la volonté de réussir malgré l'adversité. C'était le temps jadis quand les Algériens souffraient sous le joug du colonialisme et peinaient – pour certaines familles – à assurer le minimum nécessaire à la scolarisation. D'autres écrivains ont longuement relaté les souffrances des déshérités incapables de garantir le repas du jour à leurs enfants. Le droit à la scolarité n'existait pas encore. Seuls profitaient des bienfaits de l'éducation, les fils et filles des riches. Ils pouvaient se payer le luxe de repas copieux, du transport, de l'internat et de l'attirail du parfait élève. Des dépenses que leurs parents assumaient avec le sourire à l'inverse des pauvres. Ces derniers avaient du mal à se concentrer sur les leçons du maître. Ventre vide n'a point d'oreille, dit-on. C'est de la sorte que les « héritiers » – pour reprendre Bourdieu, plus présent que jamais – ont escaladé les marches du gotha universitaire. Sur le dos des déshérités. La république des nantis a mis en place une fabrique reproductrice des élites et qui pérennise les statuts familiaux. Elle a pour nom : l'école. Ce détour par la genèse de l'institution éducative est indispensable pour comprendre les enjeux liés à la démocratie et à l'égalité entre les citoyens. Qu'en est-il des élèves algériens ? A lire les chiffres avancés par le ministre de l'Education nationale, on ne peut que conclure à la persistance de ce fléau des temps immémoriaux : la misère. Pas moins de trois millions de nécessiteux recensés – il y aurait beaucoup plus. Un nombre qui dessine de façon crue ce mal qui frappe le pays. Certes les officiels ont pris conscience des conséquences néfastes générées par la pauvreté sur la santé morale et la vitalité intellectuelle du pays. Les 2000 DA de prime ont été reconduits, mais est-ce suffisant ? Les réalisations pour cette nouvelle année scolaire parlent d'elles-mêmes : 233 cantines et quatre internats pour le primaire ainsi que 157 demi-pensions et 35 internats dans des collèges et des lycées sont ouverts pour répondre aux besoins urgents des enfants issus de familles défavorisées. Le gouvernement a décrété la gratuité des manuels pour les élèves nécessiteux pour un montant de 5 milliards de dinars. La tendance est révélatrice du marasme social qui frappe de larges franges de la société algérienne. Difficile dans ces conditions de faire de la pédagogie, du suivi et de l'évaluation. Ajouter à ce triste tableau, les contraintes de la vie moderne qui perturbent les esprits de nos enfants : coller à la mode, imiter le voisin, acheter le dernier gadget…. Si les parents ont autant de difficultés avec la rentrée de septembre – ne parlons pas des dépenses au quotidien jusqu'à fin juin – les enseignants ne sont pas en reste. La classe moyenne, symbole des sociétés prospères et à laquelle ils sont censés appartenir, est laminée. Leur situation sociale est peu reluisante. N'a-t-on pas vu des fonctionnaires du secteur acheter à crédit des véhicules neufs à des fins lucratives ? Un parent nous a raconté une drôle de mésaventure. En hélant un taxi clandestin, il tombe sur l'enseignant de son fils. Celui-ci s'étonna de voir son père débourser pour payer la course. Pas la peine d'imaginer les dégâts causés à l'image idéalisée du maître. Comment pourra-t-il demain regarder son élève dans les yeux et lui poser des questions ou le sermonner ? Il n'y a pas que le taxi clando. Depuis que leur pouvoir d'achat a périclité, beaucoup d'enseignants ont cherché la recette miracle pour joindre les deux bouts. Des salles de professeurs et des préaux transformés en souk où tout se vend, presque à la criée. Les établissements scolaires utilisés en tant qu'espace de vente et de publicité par des éditeurs (ou des écrivaillons) et des vendeurs de gadgets sans foi ni loi. Quant aux cours de soutien tels qu'ils sont dispensés, ils sont une véritable insulte à l'éthique éducative. Depuis l'apparition de cette gangrène à l'intérieur de ses murs – il y a de cela une quinzaine d'années – Alger, devenue La Mecque des cours payants et royaume des pédagogues/maquignons, traîne dans les profondeurs du palmarès national aux examens de fin de cycle. L'antidote Les villes ou les villages – ils sont rares de nos jours – non touchés par ce fléau caracolent en tête. Mascara pour le bac 2006 et un petit village de la daïra de Ouaguenoun (Tizi Ouzou) avec un taux de réussite avoisinant les 100% à l'examen de sixième. Ce tableau comparatif des résultats – avec la capitale comme étalon – nous invite à l'optimisme. Il véhicule des lueurs d'espoir. De celles dessinées avec tendresse par Feraoun dans son livre. Avant qu'il ne décroche une bourse, Fouroulou, le fils du pauvre, a sûrement souffert de privations au cours de sa scolarité primaire – mais il s'en est sorti avec les honneurs du succès. Et cela, grâce à l'affection et aux trésors d'encouragements prodigués par son entourage familial. Il est heureusement établi que la nature humaine est capable de surmonter les déboires d'une situation sociale défavorisée. Le rôle des parents est primordial. Ils peuvent jouer au déclencheur de motivation et entretenir la flamme de la passion pour les études. Dans les vicissitudes de la vie présente, ce rôle est difficile à tenir. Nous en conviendrons. Il appartient aux institutions de la République de fournir des efforts en vue de la sensibilisation des parents, d'abord et de la remediation à caractère social ensuite. Les infrastructures et les moyens matériels dégagés par l'Etat s'inscrivent dans cette optique. Il faut encore plus de moyens tellement le retard est énorme et les besoins sans cesse croissants. Et si l'on pensait à associer le secteur privé dans ces opérations – pas seulement ponctuelles — ? Le sponsoring éducatif pourrait servir de parapluie et endiguer un tant soit peu les ruades dévastatrices de la misère sociale. Il faut y penser et ce n'est pas une mauvaise piste. Ne rien tenter de concret et attendre que l'embellie économique soit au rendez-vous : voilà le drame. En définitive, c'est toute la réforme de l'école qui se trouve hypothéquée par le « mal-vivre » d'environ la moitié de la population scolaire. Les dommages collatéraux nés de la disparition des classes moyennes n'en finissent pas d'étaler leurs victimes : nos enfants. Et c'est l'avenir du pays qui s'en ressent dans ses assises les plus profondes. Demain, c'est aujourd'hui. Et ce futur se lit dans le regard de cet enfant de six ans du côté de Tinzaouatine ou d'Illizi. Des yeux couleur espoir et pleins de vie. Mais jusqu'à quand ?