Lors de sa visite à Alger, en 1731, Charles Marie de La Condamine, explorateur, astronome et encyclopédiste français, avait relevé dans ses calepins le constat d'une cité qu'il vient de découvrir : «Je découvre Alger avec ses rues qui sont plus propres que celles de Toulon», ville qui se trouve sur l'autre rive de la Méditerranée. Près de trois siècles après, le décor est inversé. Rares, très rares sont les rues de la capitale où le quidam peut faire une centaine de mètres, notamment dans les espaces populeux sans se «frotter» à la fange dégoulinante et pestilentielle générée par les bacs à ordures à ciel ouvert de jour comme de nuit, aux canalisations éventrées d'eaux usées qu'on enjambe presque à chaque coin de rue, aux écrans de poussière au passage des carrosses, aux affouillements abandonnés par les maîtres d'œuvre qui excellent dans les travaux viciés, aux crevasses et autres nids… d'autruche qui jalonnent nos trottoirs les tripes à l'air. Jamais Alger, la ville d'Ibn Mezghenna, n'a été aussi repoussante que ces dernières années. Je défile les anciennes photos d'il y a une soixantaine d'années sur les quartiers d'Alger où Bab El Oued, Belcourt, la Vigie, Hussein Dey, El Harrach, La Casbah, les plages du littoral ouest et est, la propreté et la fraîcheur de la mégalopole étaient de mise et n'avaient rien à envier aux soins apportés aux grandes villes du vieux continent. On raconte même que le maire d'Alger, lors de son mandat, au milieu des années 1930, arpentait les rues de la géographie qu'il administrait, conversait avec ses administrés tout en faisant la chasse aux «petits papiers» qui papillonnaient par ci par là dans Alger la Blanche. Je parcours des yeux les cartes postales déclinant les artères baptisées à l'époque coloniale au nom de militaires — de sinistre mémoire —, de personnalités politiques et d'hommes de sciences, des arts et lettres ou de culte : square Guillemin, rues Randon, Picardie et Camille Douls, Mizon, Picardie, Rochambeau, Pellissier, Lavigerie, Pierre Loti, la place du Tertre et la Basetta, le Nelson, Bd Pitolet, Padovani, les Trois-Horloges, la Consolation, les avenues des Consulats ou Maréchal Foch, mes mirettes restent scotchées à cette clarté d'un espace urbain accueillant, propre et que bordent joliment des allées de ficus, de bellombras et autres platanes. Il en est de même de ces haltes iconographiques qui m'invitent à humer un petit ‘‘chouiya'' le parfum de l'avenue de la Marne, du square Bresson ; des rues Malakoff, Tanger, Balzac, Blaise Pascal, Dupuch, Colonna D'Ornano, d'Isly et Michelet, Berlioz, Saint-Saëns, Pasteur, J. J. Rousseau, Montaigne, Bichat ou encore les boulevards de Provence, de l'Impératrice, Magenta et autres Carnot et Clemenceau où l'œil reste rivé sur cette propreté rutilante digne d'une médina. Mais, je me fais vite rattraper par une réalité aussi sourde qu'amère, qui m'éjecte de mon ‘‘rêve'', en assistant impuissamment, la mort dans l'âme, à cette désolation et cet état des lieux de décrépitude de nos rues crades, au coin desquelles sont apposées des plaques toponymiques portant le nom de nos valeureux chouhada qui doivent se retourner dans leurs tombes.