L'intrigue de la résilience de l'autoritarisme des régimes arabes a suscité, on le sait, une vive controverse académique opposant des approches différentes dont chacune prétend offrir l'explication fons et origo de l'énigme. L'approche de l'économie politique est l'une d'entre elles ; elle se fonde sur un principe de gouvernement bien connu : no representation without taxation (pas de taxation sans représentation). Les tenants de cette thèse, en général non réceptifs à l'approche de la culture politique, situent l'absence de la démocratie dans les pays arabes à un niveau décisoire : celui de la structure de l'échange entre Etat et société. La thèse est couchée dans les termes suivants : un gouvernement qui puise l'essentiel de ses ressources budgétaires de l'imposition directe de ses gouvernés est tôt ou tard contraint par ces derniers de rendre compte de la gestion des impôts prélevés. En instaurant une relation de dépendance de l'Etat à l'égard de sa société, la taxation favorise l'institutionnalisation à terme des principes du gouvernement représentatif : la participation politique, la représentation, l'imputabilité (en vertu duquel les gouvernants sont tenus de rendre des comptes de leurs actes de gouvernement). Tel a été à tout le moins la trajectoire historique de l'Etat moderne depuis l'ère des Révolutions. A la différence notable de l'Etat producteur qui pénètre sa société pour en extraire les ressources fiscales indispensables à la mise en œuvre des politiques publiques, l'Etat, dans le monde arabe, dépend, quant à lui, d'une ressource non générée par l'imposition directe de la population : la rente pétrolière, l'aide extérieure, les impôts indirects. Cette autonomie fiscale de l'Etat rentier à l'égard de sa population rend le gouvernement irresponsable dans la mesure où elle le dispense de l'impératif de rendre des comptes aux citoyens. Prenons un exemple pour illustrer le propos. Alors que le préjudice financier causé au Trésor public par les escrocs du groupe Khalifa s'élève — selon le juge d'instruction chargé de l'affaire — à plus de 7 milliards de dollars, le gouvernement algérien, lui, est benoîtement déclaré non responsable du crime économique ! Dans un gouvernement fiscalement dépendant de sa population et politiquement responsable de ses actes devant elle, une corruption d'une telle ampleur aurait provoqué un tout autre cours : si l'accountability (l'imputabilité) est au terme de la logique « pas de taxation sans représentation », l'impunité (sinon l'irresponsabilité), elle, est en revanche au bout de la logique « pas de représentation sans taxation » — que privilégie l'Etat rentier. Pour les tenants de cette thèse, la carence citoyenne n'est pas le fait d'une culture mais la conséquence d'une formule politique qui achète la paix sociale et l'assentiment populaire par la redistribution des revenus de la rente en forme de subventions (logements, salaires, crédits, etc.). Ce régime de gouvernement a cependant un prix excessivement lourd : en distribuant des bénéfices à la population sans création de richesses, la distribution de la rente finit par saper l'éthique du travail ; en consacrant l'impunité et la dilution de la responsabilité comme pratiques de gouvernement, elle achève de ruiner l'éthique de la citoyenneté. De là l'intrigante absence, dans les Etats arabes, de revendications populaires exigeant la mise en place des instruments du gouvernement représentatif. Quand elles se manifestent, celles-ci expriment le plus souvent soient des demandes sociales soient des revendications d'ordre religieux ou ethnique, rarement des demandes populaires de démocratie. Ce n'est pas tout : en préférant l'accroissement des revenus de la rente à l'augmentation du volume de la taxation directe de la population, la formule rentière engendre un Etat faible (weak state) incapable, en dépit de l'aisance financière de son budget et de la robustesse de ses appareils répressifs, de réguler la société en vue de lui imposer les normes de la modernité juridique. Là encore, l'Etat rentier algérien fournit une illustration éclatante de ce paradoxe : si l'augmentation — continue depuis l'année 2000 — des revenus de la rente pétrolière a tôt permis au gouvernement de moderniser les appareils de la coercition (par l'achat de véhicules reluisants, l'acquisition de matériels sophistiqués et l'élévation des primes et des salaires), elle n'a, en revanche, guère permis de lutter contre la dissémination du marché informel ou la fraude fiscale ; pas même elle n'a permis d'imposer le recours au paiement par chèque pour les transactions dépassant les 50 000 DA. Mais il y a plus : à force de consacrer le clientélisme, la prédation et leur corollaire, le rent seeking (l'exercice de l'influence politique pour dégager des profits économiques), la formule de l'Etat rentier, consacrée en Algérie et ailleurs dans le monde arabe, achève de ruiner le reste : non plus seulement les chances d'une transition démocratique mais la passion patriotique elle-même.