Comment lutter par des moyens démocratiques contre un régime politique qui se tient au plus loin de la démocratie ? Pour atterrante qu'elle soit, la question n'en présente pas moins l'avantage de nous faire plonger tout de go au cœur du problème politique algérien : comment faire échec au système autoritaire et clientélaire par des instruments démocratiques sans jamais céder à la tentation radicale, insurrectionnelle, terroriste, guerrière ? L'interrogation présente un autre avantage, celui d'entreprendre un dialogue réflexif entre la pratique politicienne et la théorie politique, de lire la première à l'aune de la seconde, d'enrichir celle-ci par l'apport de celle-là. L'exercice n'a rien d'inédit sauf en Algérie où la pratique de la politique se permet le luxe de méconnaître, par anti-intellectualisme ronce et néanmoins tenace, l'apport deux fois millénaire de la théorie politique. Tout plaide pourtant aujourd'hui en faveur d'un tel effort : l'échec des intellectuels laïcs organiques à amener l'élite gouvernante à opter pour la modernité ; les déboires de l'entrisme ; l'impéritie des opposants démocrates à construire un mouvement démocratique pour faire pièce au « système » politique en place ; le fiasco des voies insurrectionnelles. L'exercice devient même impérieux au regard du contexte actuel marqué au fer rouge par le regain du salafisme, la déshérence du projet de la modernité, la résilience de l'autoritarisme, la frénésie de l'affairisme et la montée de la violence sociale. Faut-il alors, de guerre lasse, faire le deuil de l'idéal démocratique ? On sait depuis Albert Hirschman qu'il y trois modes d'action sociale : exit, voice and loyalty. La loyauté, qui se situe à l'extrémité du spectre subsumé par ce célèbre modèle d'intellection, comprend une palette qui va de l'intégration à la soumission en passant par le soutien (politique, électoral). A l'autre extrémité de ce spectre, on retrouve la sortie (exit) ; celle-ci enferme en son sein un large éventail qui va de l'exil extérieur au terrorisme en passant par l'exil intérieur. La christianisation - tant décriée de nos jours - pourrait être analysée à ce propos comme une forme, paroxystique entre toutes, de sortie de la communauté, tant il est vrai que celle-ci est définie, ici, en termes bien plus religieux que politiques. La prise de parole se situe à l'intermédiaire de ces deux modes d'action. Elle couvre, elle aussi, une large palette qui va de l'opposition à la grève en passant par la désobéissance civile. Si l'on se rapporte aux pratiques algériennes, l'on s'aperçoit que tous ces modes ont été plus ou moins suivis (avec les succès que l'on sait) sauf le dernier : la désobéissance civile. De quoi s'agit-il ? Deux théoriciens politiques contemporains majeurs, parmi d'autres, ont abordé la question : l'Américain John Rawls et l'Allemand Jürgen Habermas. S'inscrivant l'un et l'autre dans une perspective opposée au positivisme juridique, les deux philosophes politiques parviennent à la même réflexion : la désobéissance civile peut s'avérer légitime, voire même souhaitable et nécessaire lorsque des principes fondamentaux sont violés par des actes de gouvernement. Le libéral Rawls avance dans son maître ouvrage Théorie de la justice (1971) que cette forme de désobéissance « complète la conception purement légale de la démocratie constitutionnelle ». Habermas abonde dans le même sens en refusant de réduire la légitimité à la légalité positive. La désobéissance civile est toutefois souvent confondue avec l'objection de conscience. A la différence de cet acte moral individuel, la désobéissance civile est pour sa part un acte public - et non plus privé - qui prend une posture collective. Ce n'est pas tout : la désobéissance civile est par définition non violente ; elle se distingue, selon Habermas, de la « résistance à l'oppression » en ce qu'elle ne remet pas en cause l'ordre lui-même mais certaines dispositions légales de celui-ci. Or c'est bien ici que se situe la difficulté : comme l'écrit le regretté John Rawls, « le problème de la désobéissance civile (...) ne se pose (en définitive) que dans le cadre d'un Etat démocratique plus ou moins juste pour des citoyens qui reconnaissent et admettent la légitimité de la constitution (...) Elle exprime la désobéissance à la loi dans le cadre de la fidélité à la loi, bien qu'elle se situe à sa limite extérieure ». Ou la quadrature du cercle autoritaire !