Comme l'on sait, sur les 21 pays que compte le monde arabe, pas un seul ne figure sur la liste – établie par Freedom House – des 120 Etats démocratiques ; tous, qu'ils soient monarchiques ou prétoriens, fondamentalistes ou laïques, sont gouvernés par des régimes irréductiblement autoritaires qui se tiennent au plus loin des principes du gouvernement démocratique. Huit parmi ces autocraties sont sous la férule, patrimoniale et sultanique, de familles tribales, à l'instar des Alaouites au Maroc, des Al Saoud en Arabie Saoudite, des Al Sabbah au Koweït, des Al Khalifa au Bahreïn, des Al Thani au Qatar ou des Hachémites en Jordanie. Les Républiques arabes, qui sont à la respublica ce que le pastiche est à l'œuvre, ne font guère mieux : elles ploient sous le règne omnipotent d'un Raïs cédant le plus souvent au syndrome d'une présidence à vie. Au regard de la déferlante vague de démocratisation qui a balayé sur son passage les régimes autoritaires en Amérique latine, en Europe de l'Est et en Asie, la résilience de l'autoritarisme arabe paraît de plus en plus énigmatique : pourquoi le monde arabe résiste-t-il autant à la démocratie ? Y a-t-il un exceptionnalisme arabe en la matière ? Le problème a suscité un vaste débat académique et soulevé une confrontation intellectuelle entre des thèses concurrentes. La thèse dite culturaliste est l'une d'elles ; elle impute au corpus culturel islamique les principales raisons de l'absence des règles de la démocratie dans les pays arabes. L'absolutisme, le patriarcat, le monisme, l'hétéronomie, le fondamentalisme, constituent tout à trac les nœuds d'un schème culturel foncièrement antinomique avec les principes de la démocratie – lesquels consacrent, à l'inverse, la liberté, l'égalité, le pluralisme, l'autonomie du sujet et la sécularisation des institutions. Hisham Sharabi, l'un des plus illustres représentants de ce courant, a plaidé avec vigueur en faveur de cette thèse. Dans son célèbre ouvrage Neo Patriarchy (Oxford University Press, 1988), le sociologue palestinien soutient une thèse forte selon laquelle l'autoritarisme arabe n'est pas un phénomène politique contingent ; il possède une profondeur culturelle dont le socle est constitué de différentes strates : l'omnipotence de la figure du Père, centre autour duquel doit s'organiser la famille naturelle et nationale ; l'efficace du gouvernement des âmes qu'exerce la communauté au nom de la religion et/ou de la tradition (comme ultime frein à l'émergence de l'individu souverain, jouissant d'une autonomie morale et sociale) ; la prévalence d'une conscience close et absolutiste articulée sur la révélation, le surnaturel et le monisme, abhorrant tout pluralisme moral ; la préséance du rituel et de la coutume au détriment de la spontanéité et de la créativité. L'action conjuguée de ces structures de sens aurait fini, selon cette analyse, par engendrer le modèle patriarcal dans lequel se moule l'autorité politique dans les différents Etats arabes sous les figures du Père de la nation, du Zaïm, du Raïs, du Guide, du Commandeur des croyants. D'où l'importance, politiquement stratégique, que revêt l'enseignement public pour les autocraties arabes : en diffusant, à longueur de manuels scolaires et de programmes éducatifs, des valeurs archaïques, l'école reproduit, du Maroc à la Syrie en passant par l'Algérie et l'Arabie Saoudite, le néo-patriarcat comme matrice de sens. En effet, là où le système éducatif des Etats modernes promeut les principes de liberté, de pluralisme et de tolérance, l'école arabe, elle, fait l'éloge volens nolens des hudûd (les châtiments corporels : 100 coups de fouet pour l'adultère, 80 coups de fouet pour une fausse accusation d'adultère, 80 coups de fouet pour le consommateur d'alcool, l'amputation de la main droite pour le voleur, la peine de mort pour le coupable d'un homicide volontaire), de la répudiation, du tutorat paternel sinon masculin sur la femme divorcée, de l'interdiction du mariage de la musulmane avec le non-musulman, de la représentation du monde en musulmans (dar al islam), « gens du Livre falsificateurs » (dar a'sulh) et « impies » (dar al harb). Tandis que l'école moderne consacre les valeurs de la citoyenneté et de la démocratie (« une personne, une voie », « tous libres et égaux en société »), le système éducatif dans le monde arabe, lui, exhorte les normes, foncièrement anti-démocratiques, de la gouvernance pastorale, en l'espèce l'obligation faite au troupeau (la famille, le peuple) d'obéir au berger (le Père, le Commandeur des croyants, le Roi, le Raïs). Ce n'est pas tout : là où l'école des Lumières, projetée dans la perspective épistémique d'un « univers infini », honore la Raison et l'Esprit, l'école des autocraties arabes, immobilisée dans un « monde clos », célèbre la Vérité, le mythe et le dogme. Le rapport du Pnud de 2002 est sans équivoque : outre le retard honteux qu'accusent les Arabes en termes de capital humain, l'étude révèle que sur les questions des facultés critiques, de la liberté et de la participation de la femme, les 21 pays arabes demeurent pour ainsi dire « les derniers de la classe » ! L'enquête de l'Institut arabe des droits de l'homme est tout aussi atterrante : les passages consacrés dans les manuels scolaires de ces pays à la question des droits humains sont insignifiants, c'est-à-dire sans conséquence sur la socialisation politique des élèves. Question : peut-on bâtir la démocratie dans le monde arabe sans refonder l'école qui sert de support sinon de fabrique à l'autoritarisme au moins autant qu'au fondamentalisme ? S'il est abusif, au regard de la complexité du problème, de faire du facteur culturel la clé fons et origo, source et origine, de l'intrigue de l'exceptionnalisme arabe, il est tout autant naïf sinon douteux de l'évacuer de l'examen critique.