Vous venez de signer un nouveau roman pour la rentrée littéraire sous le titre 2084, en référence à l'univers totalitaire orwellien. Un roman d'anticipation d'une société de soumission à l'ordre obscurantiste de l'Abistan. Le monde, selon 2084, deviendra-t-il réalité comme dans Big Brother ? Orwell avait bien vu l'évolution du monde : le système totalitaire est inscrit dans son avenir. La surpopulation, l'épuisement des ressources et le changement climatique ont pour conséquences la montée des tensions, la multiplication des conflits, mais aussi la montée des peurs qui poussent vers l'irrationnel et l'extrémisme. Une dictature mondiale en découlera, c'est inévitable. Les petits Etats ne résisteront pas, ils seront occupés et pillés, les puissants s'approprieront les dernières ressources et feront disparaître les populations incapables de se défendre. Leurs peuples adhéreront à ce système car, en échange de leur soumission totale, il leur assurera la sécurité et la fourniture d'une alimentation minimale. Ce système a commencé à se mettre en place depuis la seconde guerre mondiale et plus précisément la conférence de Yalta. Aujourd'hui le pouvoir mondial est détenu par un très petit nombre d'Etats, les USA, l'Europe occidentale et la Chine. Mais ce système semble être arrivé à sa limite, la démocratie et le droit international apparaissent comme des freins à son efficacité. Beaucoup commencent à penser qu'il est urgent de passer à un système plus concentré, plus coercitif. Orwell avait prédit que trois gigantesques Etats (qu'il a appelés Océania, Estasia et Eurasia) se disputeraient le contrôle de la planète. Il s'est intéressé particulièrement à l'Océania (qui dans son schéma couvre l'Amérique du Nord et du sud, l'Australie, l'Afrique du sud, et l'Angleterre gouvernée par le fameux Big Brother). Aujourd'hui nous voyons apparaître un quatrième prétendant à la domination planétaire : l'Etat islamique, système tentaculaire en gestation, mais qui avance vite et fort. Lui veut détenir seul le pouvoir absolu. 2084 est l'histoire de cet Etat. 2084 est-il une fiction qui s'inspire de la réalité d'aujourd'hui faite de barbarie de Kaboul jusqu'à Paris en passant par Alep, Baghdad et Tripoli ? Pas vraiment, 2084 dépasse l'actualité, il regarde plus loin, du côté de l'Iran qui est un véritable Etat, disposant d'une réelle puissance économique, militaire, scientifique, intellectuelle. Ce qui se passe en Libye, en Syrie est trop brouillon, trop primitif pour avoir une signification stratégique, mais il profite à l'Iran qui planifie sa démarche sur le long terme avec intelligence et sérieux. L'Amérique et l'Europe qui ont longtemps négocié et signé récemment un accord avec lui ne s'y sont pas trompés, ils savent que Bigaye viendra de cette partie du monde et qu'il saura, le moment venu, mettre au pas et absorber tous les Etats arabes de la région et de là étendre son empire vers l'Inde, la Turquie, le Maghreb, le Sahel, etc. Si la référence à Orwell est évidente, 2084 ne serait-il pas paradoxalement l'opposition de 1984, dans le sens où il vient contrebalancer le monde orwellien et inaugurer un autre monde ? Non, 2084 est dans la continuité de 1984. Pour les raisons développées plus haut, le monde évoluera inévitablement vers une dictature planétaire. Elle est laïque aujourd'hui, demain elle sera religieuse. A la base, le système est le même. Sommes-nous déjà dans les prémices de La fin du monde annoncée dans ce roman-prophétie ? Nous sommes à un tournant, l'actuelle organisation ne fonctionne plus, le monde explose de partout et la nouvelle organisation n'est pas encore née. Nous sommes dans le doute et la peur de ce qui va arriver. Maintenant que l'Iran a pu obtenir la levée des sanctions qui l'affaiblissaient, il va pouvoir se renforcer et développer sa stratégie d'expansion. L'Algérie risquerait-elle de devenir ce pays qui s'appellerait Abistan au regard de la transformation sociétale en cours ? L'Algérie ne compte pas, c'est un petit pays sans consistance, il sera avalé comme une bouchée de pain. Les champions qui s'affronteront (qui s'affrontent déjà) pour la domination du monde sont l'Amérique, l'Europe, la Chine et l'Iran. La victoire d'un totalitarisme islamique est-elle irréversible selon vous au regard de la séquence tragique dans laquelle s'enferre une partie du monde ? Rien n'est jamais écrit d'avance et pour toujours, mais les tendances lourdes sont là, à l'œuvre, et il est impossible de s'opposer au mouvement des plaques tectoniques. L'Algérie a connu une décennie de terrorisme massif ; pensez-vous qu'elle est définitivement «vaccinée» contre l'hydre obscurantiste ou bien un rebasculement dans l'horreur est-il plausible ? Je pense exactement le contraire. L'Algérie est vaccinée contre la démocratie et la modernité. C'est ce vaccin que lui a administré le pouvoir. Depuis, la régression est immense. L'islamisme se porte bien, il n'a plus besoin du terrorisme puisqu'il est au pouvoir et que tout joue en sa faveur. Jadis, les pays chrétiens avaient réalisé la sainte alliance entre le sabre et le goupillon, en Algérie la politique de Bouteflika a consacré la même alliance entre les casquettes et les turbans. Le pays leur appartient, il n'y a plus rien à faire. Vous êtes sur une double critique à la fois du système du pouvoir et de l'islamisme ; qu'ont-ils de commun ? En Algérie, ils sont des frères siamois. L'un a le pouvoir sur les corps et l'autre sur les consciences. Pour se libérer, le peuple devra tuer les deux en même temps. Mais c'est de la fiction, le peuple est divisé, il n'est pas en mesure ni en situation de vaincre. Quel regard portez-vous sur l'état de la société algérienne ? 132 années de colonisation ne l'ont pas brisée comme le régime Bouteflika l'a fait en une petite dizaine d'années. Regardez dans quel état il a mis la Kabylie et le M'zab, des bastions de l'identité algérienne et personne ne bouge. Dites-moi : est-ce que le président Hollande ou la chancelière Merkel peuvent détruire un simple village de France ou d'Allemagne sans que le peuple français ou allemand en entier ne réagisse dans l'heure et les traduise en justice ? Bien sûr que non. Ici on détruit, on tue, on abîme pendant des années et des décennies et personne ne bouge. De quelle société parlez-vous ? Comment sortir de cette équation infernale (pouvoir – islamistes), ou alors pensez-vous que l'issue est plutôt sombre comme prédit dans votre roman ? Je l'ai dit, il faut les éliminer les deux, et en même temps. Pour se libérer, les pays de l'Est n'avaient qu'un seul ennemi à abattre, le parti communiste au pouvoir et cela leur a beaucoup coûté d'efforts et de sacrifices et ils avaient l'aide des démocraties occidentales. Nous, nous avons à abattre deux pouvoirs, le système FLN et le système islamiste, tous deux fortement enracinés dans le peuple. Et pour tout compliquer, nous n'avons rien pour nous battre, ni syndicats, ni élites, ni véritables partis d'opposition, encore moins le soutien international. Vous êtes un intellectuel qui divise soit en raison de vos romans, soit par vos prises de position. Votre voyage en Israël a suscité une «indignation» chez une partie de l'opinion. Certains vous assimilent à un pro-israélien ; que répondez- vous ? Un intellectuel qui caresse l'opinion dans le sens du poil n'est pas un intellectuel. Ceci dit, Israël existe, c'est un Etat reconnu par la communauté internationale, dont plusieurs Etats arabes et musulmans et par les Palestiniens eux-mêmes qui négocient avec lui à longueur d'année. Aujourd'hui, c'est au tour de l'irréductible Hamas de négocier avec Israël, ce qui revient à le reconnaître, alors qu'en 2012 il me condamnait pour m'y être rendu. Les Palestiniens israéliens que j'ai rencontrés à Jérusalem, eux, étaient enchantés de me voir. L'un d'eux m'a dit, les larmes aux yeux : «C'est la première fois de ma vie que je vois un Maghrébin.» En tant qu'intellectuel qui prend des positions sur un certain nombre de questions, vous ne vous êtes pas exprimé sur la situation des Palestiniens dont une partie subit le blocus de Gaza ; pourquoi ? En effet, je ne me suis pas exprimé sur le blocus de Gaza. Je le condamne évidemment comme je condamne aussi fermement le blocus politique et moral que le Hamas fait subir aux gazaouis. J'ai choisi d'aligner ma position sur celle de l'Autorité palestinienne, laquelle était sur une voie de négociation avec Israël, considérant que la négociation était la seule voie pour qu'un jour les Palestiniens aient enfin un Etat. Ceux qui s'indignent et pensent que les Palestiniens peuvent avoir leur Etat par la guerre veulent tout simplement la mort des Palestiniens. Vous sentez-vous ostracisé ou censuré en Algérie ? Oui, on peut le dire. Je suis comme un étranger dans mon propre pays. Partout dans le monde on sait cela et on me pose la question : «Mais pourquoi restez-vous en Algérie ?». Je réponds toujours : «Je ne sais pas, le soleil peut-être». Quel regard portez-vous sur le paysage culturel et intellectuel algérien ? Il est affligeant. Comparé au paysage culturel et intellectuel de nos voisins marocains et tunisiens, le tableau algérien est sinistre. Il y a des gens qui se démènent pour faire des choses, mais le système ne tarde jamais pour venir les briser. Sans liberté et sans l'aide de l'Etat (ou de mécènes), il n'y a pas de culture, et sans culture tout s'atrophie, l'intelligence, la morale, le vivre-ensemble et le reste.