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Bulles en ébullition
Fibda : Un tour du monde en bandes dessinées
Publié dans El Watan le 10 - 10 - 2015

Le Festival international de la bande dessinée d'Alger a rassemblé, du 6 au 10 octobre, des planches de bédéistes venus de quatre continents. Une occasion d'ouvrir les yeux sur la diversité des pratiques dans le monde du neuvième art.
Cette huitième édition du Fibda, qui prend fin aujourd'hui, a affiché un riche programme et notamment de belles expositions. Elle devrait conforter la hausse du taux de fréquentation enregistrée l'an passé, avec un chiffre record de 60 000 visiteurs que nombre de festivals du genre peuvent envier. Cette édition s'est distinguée par son ouverture sur des traditions de bande dessinée particulièrement variées. Invitée d'honneur, la Corée du Sud a affiché ses «webtoons».
Dernière génération de BD coréenne, ce mode d'expression utilise les ressources offertes par les nouvelles technologies de l'information et de la communication. Cette web BD se publie sur internet et se lit en mode scrolling (déroulement) sur ordinateur ou tablette. Loin de se réduire à un gadget purement technique, le webtoon se place dans une longue tradition de manhwa, école de bande dessinée propre à la Corée, et ouvre sur de nouvelles perspectives et modes de consommation. Lorgnant aussi du côté du manga japonais, le webtoon se décline désormais en jeux-vidéos, films et autres goodies téléchargeables sur internet.
L'hyper-modernité des Coréens ne les détourne pas de leur histoire. C'est ce que semble vouloir démontrer cette autre exposition du même pays intitulée «Fleurs qui ne se fanent jamais». Elle dépeint les souffrances endurées par la population pendant la Seconde Guerre mondiale laquelle a entraîné la division actuelle en Corée du Nord et Corée du Sud. Les dessinateurs racontent la guerre sur la base des témoignages des rescapés de cette période sombre. Bien avant la vague des webtoons, la BD coréenne avait (et conserve encore) toute sa place dans la presse spécialisée ou généraliste du pays.
C'est ce qu'on découvre avec les dessinateurs Ko Kyung-il et Park Jae-dong présents à l'exposition. Non loin du manhwa coréen, la Chine expose son manhua à travers un panel de six dessinateurs aux styles contrastés. Zhang Leping (1910-1992), qui figure parmi les pionniers de la BD chinoise moderne, était représenté à travers son personnage phare de Sanmao.
Cet enfant des rues a permis d'exprimer toute la misère de Shanghai durant les années 1930 sur fond de deuxième guerre sino-japonaise. Depuis sa parution, ce manhua n'a cessé d'être adapté en films d'animation, séries tv ou jeux vidéo. La bonne nouvelle est qu'il n'est pas nécessaire d'apprendre le chinois pour accéder à la version originale de Sanmao. En effet, Zhang Leping avait la particularité de concentrer toute l'expressivité sur le dessin, réduisant le texte au strict minimum. On retrouve aussi les thématiques sociales et historiques dans les planches de He Youzhi et de Li Kunwu exposées au pavillon chinois du Fibda.
La toute jeune Xia Da a choisi, quant à elle, de se replonger dans l'histoire de la dynastie Tang avec des albums qui dénotent d'une virtuosité picturale surprenante dans un style nourri par la longue tradition des estampes. La BD chinoise sait aussi être légère et humoristique. C'est ce qu'on découvre avec Gao Youjun, alias Tango, qui a publié pas moins de 1200 dessins joyeusement absurdes sur Weibo (plate-forme de microbloging de la République populaire de Chine). Enfin, Yao Feila nous parle d'amour brûlant avec 80°C adapté à l'écran dans un dessin animé produit par la télévision chinoise CCTV.
Autour du manga japonais, l'Extrême-Orient constitue le principal pôle asiatique en matière de bande dessinée. Son rayonnement est mondial comme le prouve par exemple l'attrait des jeunes Algériens pour le genre. On a d'ailleurs pu l'apprécier à l'occasion du cosplay (concours de déguisement) organisé au Fibda. Mais le continent le plus peuplé de la planète renferme bien d'autres expressions dans le domaine du neuvième art. On a découvert également le nouvel engouement des Russes pour la BD à travers la maison d'édition Zavarzin Valentin invitée à ce huitième Fibda. Cette dernière a montré quelques exemples de BD et autres romans graphiques axés sur la vie et la culture urbaines. Cette BD slave, façon «rock n'roll», aurait été inimaginable du temps de l'Union soviétique mais la perestroïka est passé par là et internet a définitivement ouvert les vannes de la «mondialisation» culturelle.
D'ailleurs, outre les maisons d'édition spécialisées, la BD russe est surtout consommée via la toile. La tendance satirique est particulièrement appréciée, à l'image des aventures de Super Poutine, super héros façon Marvel fortement inspiré d'un personnage réel bien connu… De même que la Russie, Cuba n'est pas particulièrement connue pour son neuvième art. Elle demeure réputée surtout pour sa musique, sa littérature mais aussi pour les fameux graffitis qui tapissent les murs de La Havane. Pourtant le neuvième art prend quelques marques sur la grande île des Caraïbes. De jeunes artistes de la capitale cubaine ont décidé de raconter leur ville en BD et cela a donné l'album collectif Cronicas urbanas, prix du jury au Fibda 2010.
Quatre ans plus tard, le même collectif enchaînera avec Soñar la Havana issu d'un atelier animé par le bédéiste belge Etienne Shréder, lui-même habitué du Fibda. Autre exposition et expérience d'album collectif : «L'Afrique en partage». Accompagnés par Christophe Cassiau-Haurie, qui signe une belle étude de la BD africaine, cinq jeunes bédéistes nous proposent leurs regards sur l'actualité du continent ou tout simplement la société qui les entoure. Tour à tour comiques et tragiques, et souvent les deux à la fois, nos artistes usent de l'humour (ou encore des forces occultes invoqués par les ancêtres) pour conjurer le désespoir. Al'Mata (République démocratique du Congo) raconte le parcours initiatique du jeune Kobo accompagné par une étrange créature. Jason Kibiswa (RDC) met en scène la lutte des aînés pour imposer la voix de la sagesse dans la ville de Kinshasa gangrénée par la violence.
Pour sa part, Odia (Sénégal) croque le monde truculent des lutteurs de Dakar, véritables gladiateurs des temps modernes. Hector Sonon (Bénin) dépeint une guerre fratricide à l'ombre d'une dictature qui manque d'anéantir tout un peuple n'était l'intervention des divinités vaudou. Enfin, TT Fons, fondateur du journal satirique Le Cafard libéré au Sénégal, nous propose une nouvelle aventure de son personnage phare, Goorgoorlou.
Si le Fibda nous a fait voyager dans l'espace avec des bédéistes venus des quatre coins du monde, il nous a également invités à un retour sur les expériences initiales qui ont façonné la BD algérienne. Et qui dit pionnier de la BD algérienne, dit forcément M'qidech, première revue spécialisée en BD dans le monde arabe et en Afrique, parue en Algérie entre 1969 et 1974. Quelques grands noms qui ont fait partie de cette belle aventure ont été honorés à l'occasion du huitième festival de la BD d'Alger : Hebrih, Moulay, Abbas Kebir et Beneddine ont reçu ainsi le prix du Patrimoine. Quant à Gyps, c'est le prix de la Reconnaissance qu'il a reçu, tandis que le Grand Prix d'Honneur est revenu à Redouane Assari. Ce dernier a également exposé quelques planches qui nous introduisent dans une œuvre singulière et retracent aussi un parcours représentatif de l'évolution du neuvième art algérien.
On retrouve évidemment les grosses cylindrées qui n'ont pas cessé de fasciner ce créateur depuis son enfance. Ses premiers dessins paraissent dans la revue M'qidech qu'il rejoint en 1969 (il avait alors 17 ans !). Après la disparition de la revue, Assari ne publie plus durant une très longue période où il exercera un tout autre métier : dentiste. Deux décennies passent ainsi mais sa passion pour le neuvième art reste intacte. Au début des années 1990, avec la multiplication des journaux privés, de nouveaux horizons s'ouvrent du côté du dessin de presse. On retrouve ainsi Assari à la une du Jeudi d'Algérie et de l'Opinion, sous le pseudonyme de Red One. Notre dessinateur troque le vrombissement des moteurs pour le grincement de la satire politique.
La violence terroriste envahit le pays et cette aventure prend fin à son tour. Assari quitte le pays. Installé en France à partir de 1994, il exercera son talent de dessinateur dans le domaine de la publicité ainsi que dans la littérature jeunesse. Quinze ans après, Red One revient au pays et à la BD. Il est l'invité du Fibda en 2009. Très vite il enchaîne avec deux albums édités par Dalimen : Red One, L'énigme du mystérieux dessinateur oublié (2010) présenté par Omar Zelig, et La planète du Chomorkoul (2011), superbe album de science-fiction entamé durant les années 1980. Souhaitons que cet artiste exigeant puisse dévoiler toute l'étendue de son talent et de son savoir-faire à travers de nouvelles publications. Par la diversité de ses expositions, le Fibda nous rappelle que la bande dessinée est un langage universel à même de nous ouvrir les yeux sur d'autres cultures mais aussi de nous plonger dans notre propre histoire.
D'ailleurs, un des moments forts de cette édition aura été la présentation en avant-première de l'album Un maillot pour l'Algérie réalisé par deux Français (Kris et Bertrand Galic) et un Portugais (Javi Rey) autour de l'évasion, en 1958, de 11 footballeurs professionnels algériens de clubs français pour rejoindre la légendaire équipe du FLN. Une épopée trépidante qui raconte la grande histoire de la Révolution algérienne sous un angle original. Décidément, la BD mène à tout et tout peut se raconter en bulles.


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