Un peu plus de 26 millions de Canadiens éliront aujourd'hui les 338 députés qui représenteront 10 provinces et 3 territoires au Parlement fédéral à Ottawa. Trois formations politiques majeures sont en lice : le Parti conservateur qui est au pouvoir, le Parti libéral du Canada (centre) et le Nouveau parti démocratique (centre gauche). Miloud Chennoufi, professeur en relations internationales au Collège de forces canadiennes à Toronto, analyse pour El Watan les enjeux de cette élection. - Des commentateurs disent que cette élection revêt un caractère historique par rapport aux élections précédentes ? En quoi est-elle unique ? Historique, peut-être pas. Plutôt des élections importantes parce que c'est la première fois, depuis 2006, qu'une défaite du Parti conservateur semble possible. Elle est ardemment souhaitée. Il ne faut pas oublier que ses succès électoraux passés n'étaient pas dus à une quelque solide popularité auprès de la majorité des Canadiens, mais plutôt à la division du vote entre les deux partis d'opposition, le Parti libéral, qui a longtemps gouverné le pays, et le Nouveau parti démocratique. Et cette division du vote s'explique largement par l'incapacité des libéraux à choisir un chef capable de fédérer autour de lui les énergies opposées aux conservateurs. Rappelez-vous le leadership désastreux et très peu authentique de Michael Ignatieff, qui a mené le Parti libéral à sa pire défaite électorale en 2011, une élection pourtant imperdable. Aujourd'hui, même si Justin Trudeau n'a pas encore montré la perspicacité d'un grand homme d'Etat, il n'a pas eu l'effet anesthésiant d'Ignatieff sur l'électorat libéral ou l'électorat anticonservateur, bien au contraire. Si les Canadiens décident de voter en masse, ce ne sera pas à l'avantage des conservateurs. - En quoi les conservateurs ont changé l'image du Canada depuis qu'ils sont au pouvoir ? Vous avez raison de parler de l'image du Canada, pas du Canada tout court. Car le projet des conservateurs (dominés par une frange radicale de néo-conservateurs) était de transformer la société canadienne elle-même en la convertissant aux thèses néo-conservatrices, notamment et surtout l'abandon des composantes principales de l'Etat social (système public de santé et d'éducation, filet social), du souci de l'environnement et du multiculturalisme. L'échec est retentissant puisque les Canadiens continuent à y croire. Par contre, les conservateurs ont réalisé certaines transformations dans le fonctionnement des institutions, parce qu'ils avaient le pouvoir de le faire. Par exemple, davantage de centralisation, de mépris du Parlement, durcissement de l'accès au filet social, coupure dans le secteur de la santé et surtout affrontement répété avec la Cour suprême. Il se trouve, cependant, que c'est ce qui est retenu contre eux actuellement et c'est précisément ce qui risque de mobiliser les électeurs qui ont préféré rester chez eux en 2011. Sur le plan international, suite au soutien aveugle que le Premier ministre Harper a accordé à Israël, l'action zélée contre l'accord de Kyoto et le désengagement canadien de l'Afrique, sauf lorsqu'il s'agit des intérêts des entreprises minières, tout cela a valu au Canada de ne pas se faire élire membre non permanent au Conseil de sécurité de l'ONU. Oui, l'image du Canada a souffert ces dix dernières années. - Les musulmans au Canada sont-ils juste un enjeu électoraliste ou y a-t-il réellement un problème avec l'islam au Canada ? Les néo-conservateurs fédéraux (une minorité) et la frange ethno-nationaliste des séparatistes québécois (une autre minorité) veulent en faire un enjeu. Cela ne semble marcher ni dans un cas ni dans l'autre. Les premiers l'ont fait par désespoir électoral, étant incapables de faire campagne sur leurs réalisations au gouvernement. Au Québec, ce sont des néo-conservateurs provinciaux qui, il y une dizaine d'années, ont cherché à renverser la logique politique de la province en important des Etats-Unis les thèmes anti-multiculturalistes. Plus tard, ce fut les séparatistes qui s'en sont emparés en réduisant le tout à une obsession ouvertement islamophobe et implicitement antisémite. Pour l'obsession islamophobe, les thèmes, la terminologie et les stratégies sont directement inspirés de ce que la culture politique française actuelle a de plus pathétique à offrir. Ce faisant, le nationalisme québécois, qui fut longtemps un nationalisme civique et émancipatoire s'est transformé en nationalisme ethnique à la française, avec les pathologies qui lui sont associées, y compris l'islamophobie. Mais les résultats des dernières élections provinciales (pire score électoral des séparatistes depuis la création de leur parti) montrent que la majorité des électeurs (qui ne veulent pas entendre parler de séparatisme) ont compris la supercherie qui consiste à leur vendre le projet séparatiste dans un emballage ethno-nationaliste frappé d'islamophobie et de racisme. Il est profondément regrettable que des Algériens et des Maghrébins servent de porte-voix dans l'hystérie islamophobe au Québec. Je trouve insupportable autant de haine de soi et je ne peux m'empêcher de penser aux pages les plus déprimantes écrites sur le complexe du colonisé.