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«L'Arabie Saoudite affronte les mêmes défis que les autres pays arabes» Fatiha Dazi-Heni. Spécialiste des monarchies du Golfe à l'Irsem et enseignante à l'IEP de Lille
Politologue, spécialiste de la Péninsule arabique, maître de conférences à l'Institut d'études politiques (IEP) de Lille (France) et auteure de Monarchies et sociétés d'Arabie : le temps des confrontations (Presses de Sciences Po, 2006), Fatiha Dazi-Heni explique pourquoi l'Arabie Saoudite, au même titre d'ailleurs que de nombreux autres pays d'Afrique du Nord et du Proche-Orient, est obligée d'accepter de mener des réformes politiques, économiques et sociales. - Après les attentats de Paris (revendiqués par Daech), des milieux politiques européens de différentes sensibilités ont pointé du doigt l'Arabie Saoudite. Ce n'est d'ailleurs pas la première fois que cela se produit. Le pays est clairement accusé d'alimenter le terrorisme intégriste, d'exporter le wahhabisme… et d'être la source du mal qui ronge aujourd'hui le monde musulman. Ces accusations sont-elles fondées ? L'idéologie wahhabite, qui s'inspire de l'école de jurisprudence hanbalite, la plus rigoriste des 4 écoles sunnites, dont s'inspire le salafisme version saoudienne et qui prône une idéologie fondamentaliste qui rejette le chiisme, est en effet la matrice idéologique dont se réclame Daech, tout comme Al Qaîda avant lui. C'est ce facteur qui fait que la version saoudienne salafiste s'est largement exportée grâce aux considérables revenus pétroliers qui ont marqué la diplomatie religieuse saoudienne partout dans le monde musulman et là où la communauté musulmane se trouve en nombre, via les diasporas présentes en Europe par exemple, sachant que l'Arabie Saoudite est la terre d'appel (Da'wa). Néanmoins, il n'est pas nouveau de savoir que des financements importants en provenance du royaume saoudien inondent l'islam européen, que ce soit sous forme de financements de mosquées ou d'instituts. L'absence de contrôle et de réflexion sur la manière d'enseigner et d'encadrer l'enseignement religieux islamique est également une responsabilité partagée des gouvernements européens, qui, pour ne pas s'impliquer dans ce travail de fond, ont préféré fermer les yeux sur ces financements extérieurs depuis des décennies. - Le BND (services secrets allemands) a critiqué, dans un document interne publié mercredi dernier dans la presse allemande, «la politique d'intervention impulsive» de la famille royale saoudienne, tranchant avec «l'attitude diplomatique jusqu'ici prudente» des plus anciens dirigeants du royaume. Le document décrit le pays comme une source d'instabilité pour la région. Selon vous, qu'est-ce qui motive cette «politique d'intervention impulsive» ? Considérez-vous aussi que l'Arabie Saoudite a connu un changement de cap après l'arrivée au pouvoir du roi Salmane ? Oui, incontestablement, la politique étrangère saoudienne connaît un tournant beaucoup plus interventionniste depuis que le roi Salmane a succédé au trône, le 23 janvier 2015, à son demi-frère, le roi Abdallah, comme en témoigne le déclenchement de la guerre au Yémen, (25 mars 2015) à la suite de la formation par l'Arabie Saoudite d'une coalition de neuf Etats arabes, en vue de rétablir le président Hadi, forcé à l'exil en Arabie, après la prise par les rebelles houthis (chiites zaïdites) de la capitale Sanaa, puis d'Aden (principale ville du sud du pays). C'est sous le prétexte de l'influence croissante de l'Iran, accusé de soutenir les rebelles houthis, que le roi Salmane a engagé cette guerre au Yémen. C'est donc sur la rivalité politique avec l'Iran et pour contrer son influence croissante dans les pays du Moyen-Orient arabe que la nouvelle politique étrangère proactive saoudienne s'inscrit. Néanmoins, son prédécesseur, le roi Abdallah, n'avait pas non plus hésité à intervenir militairement au Bahreïn, le 14 mars 2011, pour aider la dynastie sunnite des Al Khalifa à mettre fin au soulèvement populaire bahreïni, fortement dominé par la communauté chiite démographiquement majoritaire dans ce petit royaume et accusée là aussi d'être soutenue par l'Iran. Le changement de politique étrangère, s'il est plus marqué sous le roi Salmane, avait néanmoins été introduit par son prédécesseur, en raison de la crainte qu'aurait pu susciter le succès du soulèvement bahreïni, qui, potentiellement, avait la possibilité de faire basculer le pouvoir, même si ce n'est pas un changement de régime qui était réclamé mais la fin des discriminations dont est l'objet la communauté chiite. - Un prince, présenté comme un des petits-fils du fondateur du royaume d'Arabie Saoudite, a publié début octobre des lettres dans un grand quotidien occidental, accusant les dérives du royaume et demandant la destitution du roi. Ces lettres représentent un fait sans précédent par la gravité des propos employés. Jugez-vous crédible l'initiative ? Selon vous, qu'est-ce qui motive réellement l'auteur de ces lettres ? En effet, il est très rare que les mécontentements au sein de la famille régnante soient rendus publics, a fortiori par le biais de pétitions. Il s'agit d'un petit-fils du roi fondateur issu d'un lignage mineur dont la crédibilité au sein de la famille régnante est très faible, voire nulle. Cependant, ce type de lettre ouverte mettant en cause la gouvernance du royaume depuis le début du règne du souverain Salmane met en évidence le mécontentement d'un nombre important de princes écartés du pouvoir sans que ceux-ci soient néanmoins en mesure de contester le leadership actuel. En effet, en choisissant de démettre le prince héritier Muqrin, au bénéfice de son neveu, le ministre de l'Intérieur, Mohammed Bin Nayef, le roi a choisi d'être l'initiateur du saut générationnel en désignant comme prince héritier, pour la première fois, un Al Saoud issu de la 3e génération (âgé de 56 ans), et qui devrait en toute logique devenir le futur souverain. Le roi Salman s'est surtout attiré les foudres de princes plus âgés et écartés du pouvoir en nommant son fils favori, Mohammed Bin Salman, tout juste âgé de 31 ans, issu de son 3e mariage, comme vice-prince héritier, ministre de la Défense et président du conseil économique et de développement du pays, alors que ce dernier est dépourvu de toute compétence et expérience politique. A l'opposé, Mohammed Bin Nayef jouit, lui, d'une véritable légitimité et d'une stature d'homme d'Etat, certes très sécuritaire, mais aux compétences avérées en matière de lutte antiterroriste, puisqu'il est parvenu à réduire au silence les cellules opérationnelles d'Al Qaîda à la fin de la décennie 2000, puisque l'organisation djihadiste s'est réfugiée sous le nom d'Al Qaîda (AQPA) au Yémen, en janvier 2009. - Les Saoudiens étaient habitués, par le passé, à laver leur «linge sale» en famille. Ces lettres de dénonciation peuvent-elles renvoyer à l'existence de fortes tensions entre les membres les plus influents de la famille royale saoudienne ? Des tensions qui pourraient être liées, par exemple, aux enjeux se rapportant à la succession ou au rejet des politiques suivies actuellement par le roi Salmane ? Ce sont surtout des articles et rumeurs rapportés par la presse étrangère qui font état de ces tensions et des problèmes autour de la succession. Honnêtement, ces questions sont soulevées systématiquement depuis des décennies. L'après-Fahd avait donné lieu à des spéculations catastrophistes et, actuellement, le règne du roi Salmane fait l'objet des mêmes analyses alors même qu'il a répondu à l'une des angoisses essentielles exprimées par l'Occident, avec les Etats-Unis en tête, à savoir rajeunir l'élite politique des Al Saoud en réalisant le saut générationnel pour éviter les successions de souverains âgés, rendant toujours plus incertain la stabilité politique du royaume. Néanmoins, il est vrai que le jeune âge et l'immensité des responsabilités confiées à Mohammed Bin Salman, son jeune fils inexpérimenté, sont une source d'inquiétudes au sein d'une partie des princes Al Saoud et plus encore des familles marchandes à la tête de grands groupes dépendants directement de mégas contrats étatiques qui voient leurs patrons changer de génération et de réseaux. Cette inquiétude est renforcée depuis la désignation par le roi Salmane d'un nouveau gouvernement, le 29 avril 2015, composé dans son écrasante majorité de jeunes technocrates compétents et ne comprenant que 4 ministres (sans compter les vice-ministres, ministres d'Etat et conseillers à la cour royale) issus de la famille royale dont les deux Mohammed à la tête des portefeuilles régaliens stratégiques (Intérieur) et (Défense) issus du même clan (Soudeïri) que celui du roi. Il existe donc des raisons objectives de ce mécontentement, car non seulement la famille Al Saoud est aujourd'hui réduite à la domination de membres issus d'un même clan, mais l'immense majorité des autres clans de la famille royale sont écartés du pouvoir au bénéfice de technocrates compétents et dévoués pour l'essentiel au roi et aux deux princes Mohammed. De ce point de vue, la technocratisation de la gouvernance voulue par le roi Salmane constitue une rupture fondamentale avec les précédents gouvernements conduits par les prédécesseurs du roi Salmane qui avaient à cœur de respecter les équilibres des différents clans au sein de la famille Al Saoud. Le fait d'avoir confié le poste ministériel des Affaires étrangères à un jeune technocrate, Adel Jubayr, est emblématique de ce changement, ce poste a été occupé pendant 40 ans par l'un des plus influents membres de la famille royale, le prince Saoud Al Fayçal, aujourd'hui décédé. - Cette montée au créneau peut-elle avoir aussi un rapport de cause à effet aussi avec l'évolution de la politique moyenne-orientale de Washington ? Non, je ne pense pas qu'il faille relier les dissensions internes et les sujets de mécontentement qui semblent davantage liés à un choix de gouvernance du nouveau souverain qui est en rupture nette avec la tradition avec les nouveaux choix stratégiques de l'administration Obama au Moyen-Orient. Pour exemple, le choix d'intervenir militairement au Yémen a été accueilli par un soutien populaire massif dans le royaume. Par ailleurs, l'ouverture esquissée par Washington à l'égard de l'Iran est également perçue par la population saoudienne comme un lâchage de l'Arabie Saoudite par les Etats-Unis. Washington est donc considéré comme un allié peu fiable, comme le lâchage du président Moubarak l'a démontré. En politique étrangère, même si la guerre au Yémen commence à poser problème, puisque rien n'est réglé et que son coût est immense, alors même que les revenus pétroliers ont été divisés par deux par rapport à juin 2014, c'est davantage comment ce nouveau pouvoir Al Saoud va gérer une économie structurellement très dépendante des revenus pétroliers dans un contexte où les cours risquent de rester bas au-delà de 2020 qui, aujourd'hui, inquiète les Saoudiens, même si le royaume dispose encore de plus de 650 milliards de dollars de devises dans sa Banque centrale, la Sama. Le programme de réformes préparé par les technocrates au service de Mohammed Bin Salmane, aidé par le bureau d'audit McKinsey et qui sera publié en janvier 2016, est d'ailleurs très attendu. - La population saoudienne —particulièrement les femmes et les jeunes —aspire au changement. Cette aspiration est-elle réalisable dans ce royaume wahhabite ? La monarchie saoudienne peut-elle être réformée ? Pourquoi ? Oui, bien sûr que cette aspiration est réelle et elle est d'ailleurs en cours depuis près d'une décennie. Même si les changements sont très progressifs, la place de la femme dans la société saoudienne a incontestablement changé. Avec plus de 70% de femmes diplômées du secondaire et 63% d'entre elles à l'université et un pourcentage de femmes engagées dans la vie active qui ne cesse de progresser, il est incontestable d'observer que la société saoudienne, urbanisée à plus de 87%, a beaucoup changé. Par ailleurs, s'il est vrai que pour toute société rentière très dépendante des revenus pétroliers, l'avenir de l'Arabie inquiète ; la société saoudienne qui connaît déjà un taux non négligeable de nationaux avec des revenus faibles et moyens a dû s'astreindre à accepter de travailler dans des secteurs peu valorisants et notamment les femmes célibataires et divorcées qui, aujourd'hui, ont accès à des postes de caissières ou vendeuses dans les Malls, ce qui leur était interdit il y a cinq ans. Aujourd'hui, elles participent même symboliquement à des élections municipales, certes dépourvues d'enjeux. Mais c'est un signe très fort de changement qui est un prélude à un changement de leur statut juridique et social qui dépend d'un mahram (tutelle masculine). L'Arabie Saoudite affronte les mêmes défis que tous les pays d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient vis-à-vis d'une jeunesse âgée de moins de 25 ans, qui compose 65% de sa population nationale et qui aspire à travailler et au bien-être social.