Quand vous avez appris cet été ce qui se passait au Liban, que vous est-il venu à l'esprit ? Bien sûr, avant tout, de la consternation et de la révolte devant les images. Evidemment, la situation n'est plus du tout la même qu'en 1978 où il s'agissait d'une guerre civile. Mais incroyablement, ma première réaction c'était de me dire : c'est comme si rien n'avait changé. Il m'a semblé revoir certaines scènes de Nahla. Depuis le tournage du film, vous êtes retourné au Liban ? Jamais et j'ai décidé de ne jamais y retourner pour la bonne et simple raison que dans ma tête, il y a toujours les camps palestiniens de Sabra, Chattila, Bordj Bajneh où l'on avait tourné beaucoup de scènes. Et il m'est impossible de repartir à Beyrouth en me disant que tout cela n'existe plus. C'est au-dessus de mes forces. Je voyais les belles images de Beyrouth qui se reconstruisait et oui, j'en étais très content pour les Libanais. Mais, bon, c'est ainsi que je l'ai personnellement vécu. Il y a toujours eu cette image de la Suisse du Moyen-Orient mais, aussi bien en 1978 qu'en 2006, le Liban, c'est autre chose que cela. Tout le Sud vivait dans la misère noire. A part la plaine de la Bekaâ, la montagne druze par exemple était très pauvre. Idem pour la région de Baâlbek. Une paysannerie pauvre et illettrée, un monde en déphasage avec quelques villes clinquantes et Beyrouth en tant que belle vitrine. Les choses n'ont pas changé fondamentalement sur le plan des problèmes sociaux qui ont été les générateurs de la guerre civile, hors les problèmes confessionnels. Les images que j'ai vues à la télévision sont celles que j'ai vues sur place en 1978. On avait tourné en plein-centre après avoir obtenu les autorisations et sous contrôle armé, avec plein d'histoires rocambolesques. Il faut dire d'ailleurs que sans l'ambassadeur d'Algérie de l'époque, Nahla n'aurait jamais pu être tourné. C'est lui qui nous avait aidés, obtenu les introductions, assuré notre sécurité. C'était feu M'hamed Yazid. Quand je pense à tout ça, c'est comme si on avait donné un petit répit aux Libanais, le temps de reconstruire pour justement re-détruire ! Vous avez gardé le contact avec Farouk Beloufa ? En vérité, pas tellement. Farouk a été déçu et même blessé par le fait que Nahla n'ait pas été aussi médiatisé qu'il l'aurait voulu. Il faut savoir qu'en 1978, le film n'avait pas le même impact qu'aujourd'hui où il est devenu une sorte de film culte. Pour mille raisons. C'était la première fois qu'on voyait un film arabe de ce type où les hommes étaient en gros assez lâches, ou même très lâches ou voyeurs, alors que c'étaient les femmes qui assuraient. On n'aimait pas ce film aussi pour sa position très ferme sur la lâcheté des pays arabes devant la question palestinienne. On n'a pas aimé ce film aussi pour la modernité des relations homme-femme. Donc, il n'a pas du tout eu l'impact qu'il méritait, y compris chez beaucoup d'intellectuels qui, par la suite, ont dit que c'était un des meilleurs films arabes… En 1978, il a été, je dirai assez fraîchement accueilli. Farouk avait tout de suite conçu un second film sur Isabelle Eberhardt. Refusé. Puis, il a voulu tourner Le Pain nu, le livre de l'écrivain marocain Choukri. Là aussi, il n'a pas trouvé de producteur. On a même commencé à écrire un scénario sur l'avant Nahla si on veut. Même cela est tombé à l'eau. Il a eu tellement de bâtons dans les roues qu'il est parti en France tenter sa chance. Mais c'est quelqu'un de très exigeant qui ne peut pas accepter n'importe quoi. Il s'est retrouvé dans une situation difficile, sinon terrible, au plan social. Jusqu'à présent d'ailleurs. J'avoue qu'on se téléphone environ une fois par an, mais on ne parle plus de Nahla. Quand des journalistes me demandent son numéro pour l'interviewer, je leur signale qu'ils vont se faire rabrouer car il a toujours cette réponse : « Je ne suis pas cinéaste, quelqu'un qui n'a pas tourné un film depuis 25 ans n'est pas cinéaste… » Vous non plus, comme Yasmina Khlat, vous n'êtes plus acteur… Mais moi, je ne l'ai jamais été. Je n'ai pas fait d'école d'actoriat. C'était l'amitié, les circonstances, la folie libanaise… Mais ce n'est pas grave, car ce n'est pas mon métier alors que Farouk a fait l'Ecole de cinéma d'Alger puis l'IDHEC (Institut des hautes études cinématographiques) de Paris. Il a tourné un film aujourd'hui mythique. Il était plus que prometteur et c'est terrible pour lui et pour nous. Il n'a plus jamais tourné et, plus grave, je crois qu'il n'a plus envie de tourner. Vous passez pour un homme de radio, mais vous seriez surtout un homme de lettres... Je ne suis pas un véritable homme de radio. Je serai incapable je pense de faire une émission sportive, sociopolitique ou de jeux, ni un hit-parade. Ce n'est pas que ce soit inintéressant, au contraire. Mais je n'ai pas été formé pour cela. Il se trouve que j'ai une voix qui ne passe pas trop mal à la radio et que je fais ce qui m'a toujours intéressé, les sciences humaines, la littérature, les arts, l'histoire, la philosophie. Je ne suis plus un homme de télé. J'adore les livres. Je dois en avaler entre 7 et 8 par semaine, parfois 10. Je crois savoir que vous écrivez aussi… Mais il ne faut pas le dire (rires). Tout le monde écrit. Cela va du journal intime à la poésie qu'on écrit à sa copine. Dire que quelqu'un écrit, c'est qu'il est arrivé à un moment où il se jette à l'eau et qu'il se fait à l'idée que cela ne lui appartient plus et qu'il est exposé soit aux éloges soit aux critiques. Je ne dis pas que j'écris, car il faut avoir le courage de sauter le pas et d'affronter la critique, même si on pense être génial. Vous êtes un observateur attentif et privilégié de la vie culturelle et des arts en Algérie. Quel regard leur portez-vous ? Je dirai que depuis deux ans, du point de vue de la quantité, et c'est très important, on a fait un bond incroyable qui n'a strictement rien à voir avec les années noires, c'est sûr, mais même avant. Il faut peut-être remonter aux années 1970 pour retrouver cette effervescence car, pour la quantité, c'était moins, me semble-t-il, par rapport à celle d'aujourd'hui, au nombre de galeries ouvertes, de conférences, de concerts, de pièces, jusqu'au cirque d'ailleurs. Dans tout art, la quantité est fondamentale. Si on ne fait pas 150 films par an, on ne peut pas avoir un ou cinq films magnifiques, c'est impossible ou alors miraculeux. Si on ne laisse pas les gens écrire et éditer 700 à 800 livres, eh bien, on ne peut pas tomber sur les deux ou trois chefs-d'œuvre qu'on peut trouver dans n'importe quelle littérature au monde. Je suis extrêmement heureux de ce qui se passe au plan de la quantité. Maintenant, si on parle de qualité… Bon, il ne faut ni tomber dans le comparatif avec des pays plus développés culturellement que le nôtre, ni tomber dans l'attitude « du moment que ça existe, c'est bien ». Non, il faut conserver un œil critique dans le bons sens du terme, avec des polémiques constructives. Quand je vois une pièce de théâtre, j'ai le droit de dire que je suis très content qu'elle existe, mais aussi que je la trouve bonne ou mauvaise. Sinon, cela ne veut plus rien dire et on risque de produire n'importe quoi. Et, malheureusement, c'est ce qui peut se passer le plus souvent. Bio-express Né en 1951 à Alger, Youssef Saïah a grandi en France où son père a émigré. En 1978, il termine brillamment ses études, doctorat en droit des affaires à Assas et licence d'histoire à la Sorbonne, tout en activant à l'Union nationale des étudiants algériens à Paris, dont il sera le dernier coordinateur. Le réalisateur Farouk Beloufa l'invite alors à assurer le premier rôle masculin dans Nahla, tourné au Liban en pleine guerre civile. Il y incarne Larbi, un journaliste algérien pris dans la tourmente de Beyrouth. C'est son premier rôle et, à ses yeux, le dernier, excepté en 1981, une participation dans Le mariage de Moussa. En 1980, service national en Algérie. 1982, retour à Paris pour exercer son métier d'avocat. En 1995, sur un coup de tête (alors qu'il regarde à la télévision Bison Futé décrire les bouchons des vacances d'hiver !), il décide de rentrer définitivement au pays où il crée une société de conseil juridique et financier qui fermera en 2001. Une rencontre avec l'animatrice Mina Hadj-Sadok qui remarque sa voix radiophonique, l'amène à la Chaîne III où, depuis, il anime deux émissions littéraires : « Papier bavard », hebdomadaire, et « Editorium », mensuelle. Sur Canal Algérie, il anime « Expression Livre ».