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Forger ensemble les armes politiques d'une résistance décisive
La salutaire leçon des barbares du XXIe siècle
Publié dans El Watan le 22 - 08 - 2006

Dure, mais d'une certaine façon féconde, a été cette fois la énième invasion étrangère d'un pays du monde arabe et musulman, autant par ses premiers résultats que par ses enseignements.
Je n'aborderai pas ici ce qui s'est déroulé, du point de vue, pourtant capital, des enjeux internationaux. Je me limiterai à quelques préoccupations et interrogations de l'opinion algérienne, attentive aux résonances et répercussions incontournables chez nous de ce qui se passe au Proche et Moyen-Orient. Il est évidemment illusoire de penser, et les soixante dernières années le confirment, que la récente agression du tandem impérialo-sioniste contre le Liban vient de trouver son terme avec l'adoption d'une résolution de l'ONU. Encore moins qu'elle marque le début d'une ère de paix et de justice dans la région. L'Algérie n'échappera pas aux graves turbulences de cet environnement international. Pourtant, pour la première fois depuis longtemps, l'amertume et la douleur des pertes humaines et matérielles s'accompagnent d'une heureuse nouvelle que les peuples et les progressistes attendaient de leurs vœux, tandis que les occupants et agresseurs ne la souhaitaient pas du tout. Cette fois-ci, le décompte des erreurs commises par les deux camps s'est inversé. La justesse fondamentale de la cause des opprimés a été renforcée par un comportement de la résistance en conformité avec la justesse de la cause. Voila en effet une résistance qui, dans les conditions particulières et même compliquées de l'Etat libanais (ou peut-être même à cause de cela), a commencé à réaliser trois conditions de succès jusqu'ici défaillantes dans tout l'environnement régional. D'abord agissant sur le terrain d'une guérilla pour l'indépendance, cette résistance a apprécié correctement le rapport de force aussi bien militaire que politique, sans user des rodomontades dépassant les capacités réelles, de triste mémoire dans le monde arabe. Ensuite, politiquement, ses armes ont été tournées entièrement contre l'envahisseur et l'occupant et à aucun moment contre une autre formation patriotique libanaise ou arabe. Enfin, elle a misé davantage sur le rayonnement de son exemple que sur la revendication du monopole politique et sur son imposition par voie autoritaire. En ce 50e anniversaire du Congrès de la Soummam, nous souvenant des temps où l'Algérie était perçue comme La Mecque des révolutionnaires, c'est à notre tour de prêter attention et solidarité à ce pas en avant bénéfique. Plus que jamais, nous gagnerons à nous ouvrir aux leçons de ce drame et aux raisons de fierté et d'espoirs fondés qu'il nous donne. Sans idéaliser ni se cacher les lourds problèmes à venir (il y en aura), l'évènement peut en effet marquer un tournant si les mêmes tendances se prolongent. Il indique les horizons nouveaux d'une vraie libération restée en panne ou fortement enlisée dans notre région du monde, maltraitée depuis des décennies par les méfaits croisés de l'emprise néocoloniale et des systèmes de pouvoir et de gouvernement post-coloniaux. Ces réflexions me taraudaient l'esprit il y a deux semaines, lorsqu'au plus fort de la tragédie et de ses interrogations brûlantes, un journaliste grec était venu témoigner de l'immense besoin de solidarité qui montait des populations plongées dans la fournaise de l'invasion.
Leçons de courage et de dignité
Avec d'autres confrères, il était revenu de Ghaza et du Liban, visiblement encore sous le coup de l'émotion et de l'indignation. Il nous a décrit la situation des familles du Liban-Sud et de Beyrout, écrasées et dispersées sous les bombes. Il avait suivi entre autres la tournée de solidarité d'une délégation du Parti de la gauche européenne (formation composée de 17 partis membres et 8 partis observateurs, provenant les uns et les autres de 20 pays de l'Europe géographique). Il avait suivi aussi une initiative du Forum social grec dont la délégation s'était rendue dans les deux pays agressées ainsi qu'en Syrie. Les populations, dit-il (dont près d'un million de déplacés et réfugiés), vivent sous un stress permanent, torturées par la faim et la soif. Mais dans leur malheur, les gens gardent leur dignité et clament leur haine de l'agression. Le journaliste poursuit avec tristesse : « Je ne parviens pas à me réhabituer à la vie normale d'ici. Prendre un café avec vous me paraît étrange. Là-bas, certains n'ont pas une goutte d'eau pour le préparer ou simplement tromper leur soif. Ici, si tu souffres de la canicule, tu te réfugies dans un local ventilé ou climatisé. Là-bas, dans les habitations encore intactes, que peux-tu faire sans électricité ? Ici, tu peux espérer te rafraîchir à la plage. Là-bas, même s'ils y pensaient, les gens ne pourraient se baigner dans la marée noire car, suite aux bombardements, une nappe de pétrole s'étend jusqu'à 70 km au large et risque de gagner une partie de la Méditerranée orientale… » Il continue : « Au plus profond de leur détresse matérielle, je n'ai pas rencontré un Libanais, quelle que soit sa confession ou sa sensibilité politique, homme, femme ou enfant, qu'aurait effleuré l'idée de se rendre aux agresseurs. Personne ne croit que cela apporterait une solution à leurs malheurs. Il m'a semblé que les bombardements, au lieu de terroriser et diviser les Libanais, ont créé chez eux un sentiment et un besoin plus forts de cohésion. Dans un village totalement détruit, où des corps de victimes civiles étaient encore sous les décombres, des militants du Hezbollah restés sur le terrain et ayant appris ma nationalité, m'ont accompagné et permis de photographier. Ils m'ont dit qu'ils allaient prendre un peu de repos, ils s'attendaient à affronter à nouveau au sol des commandos d'Israël. Eux-mêmes et la population sont attentifs et sensibles à tout ce qui pourrait les soutenir, rendre moins douloureux leur calvaire. Leur amertume et souvent leur colère m'ont impressionné quand ils évoquaient l'inertie, ou pire encore, ce qu'ils qualifiaient de lâcheté et de trahison des régimes arabes…. à mon retour de là- bas, je ne vois plus la vie et le monde comme avant… » Tous les témoignages relatifs au déluge criminel qui s'est abattu sur le Liban sont insoutenables. Pourquoi le sont-ils beaucoup plus que les précédents, déjà horribles, que nous avaient livrés les tragédies palestinienne et irakienne ? En partie sans doute parce que le cynisme et la barbarie des moyens utilisés ont été davantage mis en lumière par la répétition des mêmes mécanismes, érigés en doctrine et code de conduite. Barbares, ils le sont en effet non seulement d'un point de vue humain, mais aussi par les leviers politiques et diplomatiques sordides et méprisables qui les ont rendus possibles. Les mêmes enchaînements se sont reproduits à un rythme plus rapide depuis l'Europe balkanique jusqu'à l'Asie centrale après l'épisode des bombardements sur Belgrade. Celui-ci avait « clôturé » les guerres de Yougoslavie il y a moins de dix ans, coïncidant avec l'adoption de la nouvelle doctrine de l'OTAN et l'élargissement de son champ d'application. De ce fait, ces prétextes et mécanismes trompent de moins en moins de monde. Ils ne convainquent que ceux qui veulent l'être, ceux qui croient qu'ils vont y trouver un intérêt économique ou politique.
Vers des horizons politiques nouveaux
Il y a une autre différence importante dans les situations vécues depuis quelques années. On a vu s'amorcer plus rapidement que lors des agressions précédentes l'échec et l'impasse aussi bien des prétextes invoqués que des objectifs géopolitiques et stratégiques initialement assignés par les agresseurs à leur nouvelle aventure. On le doit en grande partie au courage, à la cohésion du peuple libanais face au danger et à l'esprit de responsabilité de la plupart des courants politiques, acquis au soutien de la résistance armée dans les formes et les orientations politiques adoptées par le Hezbollah. Les douloureuses épreuves passées, dont celles d'une guerre civile de 15 ans, semblent avoir davantage mûri les diverses composantes confessionnelles et politiques de ce peuple contre les méfaits de la division et des manipulations internationales toujours présentes. Pour nous, peuples d'une région dite du « Grand Moyen-Orient », tant convoitée et ciblée par les stratèges atlantiques, le récent « évènement » libanais élargit les horizons et les possibilités d'une résistance plus efficace que par le passé. D'autant plus nécessaire que les perspectives de solutions positives sont très éloignées et les menaces sur la région plus préoccupantes que jamais. Pourquoi ai-je parlé de résistance plus efficace ? C'est en pensant, comme nombre de mes compatriotes, à la tragédie d'une autre résistance actuelle, celle du peuple irakien. Elle a pourtant à son actif, grâce au refus global de la « solution américaine » par la majorité de la population, d'avoir provoqué l'embourbement de l'armada US et d'avoir discrédité politiquement et moralement les dirigeants yankees responsables d'un terrible gâchis. Mais les divisions frôlant le risque de guerre civile ont grandi entre les composantes irakiennes qui se réclament de la résistance. Elles ont considérablement nui à son efficacité. Elles font le jeu des envahisseurs dont la débâcle aurait pu être déjà plus rapide et plus décisive si toutes ces composantes avaient œuvré à instaurer entre elles des rapports plus unitaires et constructifs. L'ennemi trouve argument dans le chaos dont il est lui-même le premier responsable, pour s'opposer au retrait de l'armée occupante, de plus en plus réclamé y compris dans l'opinion américaine. On voit hélas dans ces faits les conséquences à retardement et les séquelles non corrigées de tout ce qu'avait semé dans le pays et la région environnante le régime violemment antidémocratique de Saddam Hussein. Les orientations et pratiques hégémonistes et communautaristes, le militarisme aventuriste de ce régime au nationalisme despotique, avaient imprégné la pensée et les réflexes politiques en Irak. Plus encore, leurs conséquences perverses avaient pollué les rapports régionaux au-delà de l'Irak. L'aiguisement des conflits et contradictions régionales (notamment avec l'Iran et le Koweit), ont fragilisé les perspectives d'une stabilisation positive, (c'est-à-dire anticolonialiste et plus démocratique) dans la région, au profit du Front commun dont l'ensemble des peuples sous menace d'Israël ont besoin .
Les leviers d'une résistance efficace
Autre chose est la façon dont les forces et capacités de la résistance ont évolué en Palestine et au Liban. Elles ont donné chaud au cœur et plus d'espoirs à tous ceux que révolte l'ignoble comportement de la coalition impérialo-sioniste. La comparaison avec l'évolution irakienne suggère que le secret de la mobilisation et de la résistance dans ces deux petits pays ne réside pas pour l'essentiel dans des potentiels militaires évalués selon le critère étroit d'une guerre classique. La différence ne réside pas non plus dans le degré de courage et d'abnégation des uns et des autres. Ces trois peuples en sont tous largement pourvus. La différence essentielle est dans les orientations politiques qui ont prévalu dans l'un et l'autre cas. Remarquons en premier lieu en Palestine et au Liban un phénomène exceptionnel dans les pays arabes. Malgré l'état d'urgence grave et permanent dans lequel vivent ces pays depuis longtemps, leurs gouvernements aujourd'hui sont en bonne partie le reflet (respecté par les pouvoirs en place) d'élections qui sont les plus régulières et loyales observées, comme tout le monde le reconnaît, en comparaison des simulacres électoraux que tous les autres régimes arabes organisent depuis des décennies. Liban et Palestine malgré la guerre : deux oasis fécondes de mœurs démocratiques émergeantes, dans le désert d'autoritarisme qui couvre le champ politique sud méditerranéen en le stérilisant de l'Atlantique jusqu'au Golfe. Deuxième remarque : en Palestine (avec des similitudes au Liban), la formation politique qui a gagné la confiance d'une majorité de la population, qui a acquis auprès de cette majorité une image de fer de lance de la résistance, une réputation de plus grande fermeté et de radicalité contre l'occupation, est celle qui s'est le plus liée à la base populaire et socialement défavorisée. Le fait, à mon avis, ne tient pas seulement aux ressorts idéologiques et à l'espace religieux dans lesquels la révolte socio-politique et la soif de dignité ont trouvé à s'exprimer. Avant tout, ces catégories de la société se sont reconnues dans le travail social de proximité mené depuis de longues années par les organisations d'inspiration idéologique islamique. Activité démagogique pour capter la confiance, diront certains ? Soit : pourquoi donc ce type d'activité n'a pas été mené par la direction du Fatah, dont le mérite historique dans la résistance n'est pas moindre, mais dont l'influence a été érodée par les pratiques de pouvoir et de laxisme économique et financier reprochées à des secteurs influents de cette direction. Troisième remarque, qui n'est des moindres, en Irak, les mouvements et les courants se réclamant souvent d'idéologies confessionnelles ou identitaires travaillent férocement à se détruire, au nom de leur conception hégémoniste de la conquête du leadership politique. Par contre en Palestine, le Fatah et le Hamas étaient, avant l'agression contre Ghaza, sur le point de parvenir à un accord politique sur les questions essentielles du destin palestinien et sur les voies et moyens à mettre en œuvre. En tout cas, les deux formations avaient engagé des discussions sérieuses qui ont contribué à rapprocher leurs points de vue, parce que les deux formations, à l'écoute des espoirs et des angoisses de leurs bases populaires, ont emprunté la voie de la sagesse politique et de l'intérêt national. On pourrait faire une remarque similaire dans les mêmes domaines pour ce qui est du Liban, où avaient commencé à prévaloir les orientations unitaires qui ont contribué à mettre en échec les prévisions des stratèges de l'Etat hébreu. Ces derniers et leurs experts travaillent depuis des décennies à faire éclater la cohésion nationale libanaise (le terme de libanisation est entré dans le vocabulaire comme celui de balkanisation). Ils croyaient dur comme fer que le coup de force contre la partie du territoire libanais et de sa capitale tenue par les militants du Hezbollah allait enfin donner un coup décisif à une fragile cohésion et ouvrir la voie aux étapes suivantes de déstabilisation de la région. Démonstration magistrale que la diversité au sein du même Etat n'est pas nécessairement un handicap, à la condition fondamentale que la gestion politique de cette diversité contribue à consolider l'intégrité territoriale et tous les attributs de la souveraineté nationale, ainsi qu'une coexistence et coopération consciemment assumées par les populations et leurs organisations. L'avenir proche et lointain du Liban tient dans le renforcement ou l'affaiblissement du courant unitaire face aux pièges permanents toujours présents et liés aux intérêts privés économiques et stratégiques locaux et internationaux.
Le prix de l'unité d'action
L'unité d'action de la résistance pour l'indépendance, les libertés et les besoins sociaux est d'une importance si capitale, que mieux vaut la forger pendant qu'il est encore temps. Les barbares le savent souvent mieux que nous. Ils perçoivent l'union patriotique et démocratique des peuples comme la menace suprême contre leurs plans hégémoniques. Est-ce un hasard si, après avoir longtemps joué les divisions des Palestiniens et des Libanais, ils ont décidé d'engager les moyens de guerre extrêmes et les plus illégitimes au moment où commençaient à se dessiner les grandes lignes d'un accord entre le Hamas et le Fatah en Palestine, entre le Hezbollah et les autres formations politiques au Liban ? S'ils se sont permis cette réaction violente et calculée contre ces deux petits pays, c'est qu'ils ont estimé que le processus de cohésion nationale est loin d'être réalisé dans les autres pays du monde arabe, réduits ainsi à l'incapacité d'intervenir en solidarité et qu'il fallait en profiter. C'est l'un des calculs qui a motivé le timing des va-t-en guerre. Après avoir longtemps joué du prétexte de l'absence d'interlocuteur arabe uni en Palestine et au Liban, il leur fallait prendre de vitesse le processus de rapprochement entre les courants de résistance, court-circuiter toute évolution démocratique endogène, dissuader les forces de liberté dans les autres pays de réaliser à grande échelle cette haute exigence dans la région. Sans réaliser un pas en avant dans cette direction unitaire et démocratique, toute proclamation de solidarité émanant d'autres Etats, institutions et organisations envers ces deux peuples à la fois victimes et combattants, n'a été et ne restera que bavardage impuissant, qu'il soit sincère et sentimental, ou simplement hypocrite et bassement opportuniste. (A suivre)


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