Le matin commence avec des maux de tête et les journaux qu'on ne trouve pas à partir de 11h, heure respectable de réveil durant le mois sacré. En face des consciences décaféinées s'étend l'espace aride des huit heures pleines avant la rupture du jeûne. Comment le traverser ? Car, selon la formule consacrée, il faut bien « tuer le temps ». Travailler ? Poursuivre une occupation normale ? L'inversion chronobiologique des habitudes nutritionnelles conjuguée au manque de sommeil serait à l'origine de plusieurs troubles fonctionnels, notamment gastro-intestinaux ou carrément cardiaques. Sans parler du sevrage dans le cas du café et du tabac. Difficile de reprendre une activité ? Reste alors le plus grand passe-temps favori des Algériens : les migrations pendulaires entre les différents marchés qui connaissent une extraordinaire dynamique qui fait perdre leur latin aux services de contrôle, de la qualité et des prix. Des étals des marchés de la basse Casbah au marché Meissonier, les prix des fruits et légumes ont, au minimum, doublé. Rue Amar Al Qama, basse Casbah, où des travaux d'assainissement sont suspendus, laissant des cratères béants, balafrant la rue commerçante sans apparemment gêner les vagues d'acheteurs ou les commerçants. On peut y déambuler environ une heure en s'attardant un peu plus chez les vendeurs de CD-DVD-VCD : on peut y trouver des lectures du Coran, des dessins animés ou des téléfilms racontant la biographie d'un prophète ou d'un illustre compagnon du Prophète Mohamed, des documentaires sur les bienfaits de l'aphrodisiaque zandjabil, (ou geginseng les fameuses racines de la plante d'origine chinoise), ou la vie et l'œuvre du boxeur Mohamed Ali (« Danser comme un papillon et frapper comme une abeille »). « Chose nouvelle cette année, avec les problèmes qu'ont les gens avec les démos numériques, les VCD et les DVD marchent très bien. Hier (premier jour du Ramadhan) en fin d'après-midi, j'ai été dévalisé par des pères de famille et des jeunes filles aussi qui venaient chercher des films d'action, des compilations de clips, ou des séries arabes, des pièces du théâtre égyptien, etc. ». Il faudra bien avoir sa peau ce temps ! Et d'ailleurs on aura toujours le temps de partir à Boufarik (40 km au sud d'Alger) pour sa fameuse zlabiya, ou aller chercher des dattes à El Harrach, du pain au sanoudj (grains d'anis) à Bordj El Kiffan. Et si on ne prend pas l'autoroute bondée de monde — « tout le monde prend sa voiture rien que pour faire un tour et passer le temps », s'énerve un chauffeur de taxi décaféiné — on peut choisir de prendre la voie du Salut. Tels ces jeunes vendeurs de survets' Nike et de chaussures italiennes concentrés sur la lecture d'un opuscule religieux qui explique les voies du repentir, attawba. Devant eux, ils ont quelques dizaines d'exemplaires qu'ils ont reçus d'un « frère », disent-ils, et ils se chargeront de les distribuer gracieusement. Fructifier l'expédition Leur business connaît un certain ralentissement, la fièvre des habits étant d'habitude au rendez-vous la veille de l'Aïd, durant la dernière semaine du mois sacré. Sont occupés par contre leurs collègues, dont beaucoup d'enfants, qui étalent à même le sol : fromages blancs, jus d'ananas en conserve, mousse de chocolat, jus en poudre, conserve de champignons de Paris, boîte de thon, etc. D'où proviennent toutes ces marchandises à bon prix ? « Du port », répond laconiquement un jeune qui tient un étal de fromage français et de chocolat made in Espagne. Il nous tient en respect avec son regard suspicieux, bien qu'il reconnaît lui-même la rareté des descentes des services concernés. Et pourquoi de consciencieuses mères sacrifient-elles le scrupule d'hygiène et sautent sur ces étals ? « A comparer les prix, il n'y a rien à redire », dit l'une d'elles soupesant une généreuse boîte de thon espagnol. L'informel quand tu nous tiens ! Et d'ailleurs là, sur la rue montante de Ali Boumendjel, des éléments de la Brigade mobile de la police judiciaire débattent de l'opportunité ou non de saisir manu militari les vendeuses de bijoux d'or éparpillées sur la rue débouchant sur Larbi Ben M'hidi. « De toute manière, elles reviendront toujours ici ou ailleurs », lâche, fataliste, un agent de l'ordre. Passer le temps ? Toujours. Dans les taxiphones par exemple. « J'ouvre à 11 h et je ferme une demi-heure avant le ftour pour reprendre ensuite jusqu'à minuit. Mon meilleur chiffre d'affaires, c'est pendant le Ramadhan. Les gens adorent parler de tout et de rien au téléphone. Ils blaguent, draguent, demandent des nouvelles de leurs proches à l'étranger... », témoigne ce gérant de taxiphone de la rue Ben M'hidi. On peut jusqu'à présent avoir grignoté deux à trois heures de temps. Bon effort. Tour au marché Clausel : fondre devant les poissons et les crevettes (ces dernières appréciées pour des boureks à la béchamel), traîner devant les débordantes quincailleries de mozabites, comparer les prix des fruits et légumes, s'entraîner à dépister les pickpockets, particulièrement foisonnants dans ces espaces bondés. De quoi perdre aussi une bonne heure de sa vie. Ah ! On connaît quand même la bonne boulangerie de la placette Meissonier : les gens font la queue depuis midi et l'on peut patienter sur place, entre les « ouf ! » des ménagères pressées et les querelles des jeunes impatients ou les cris des mamies sous leur beau voile blancs. Une plongée dans le marché noir de monde coincé dans une rue n'est pas de refus. On n'arrive pas à voir les étalages. C'est au coude à coude qu'on avance. On y passe trois quarts d'heure pour en sortir avec une maigre poignée de persil et de basilic. Question de fructifier l'expédition. Il est 16 h. Le temps de rebrousser chemin, d'être assailli pas le sommeil et la fatigue d'une journée aussi harassante. A peine ferme-t-on les yeux sur des senteurs bénies échappées de la cuisine, que l'appel à la prière du maghreb retentit. Saha ftourna.