«Tout peuple a le droit de parler sa langue, de préserver le développement de sa culture, contribuant ainsi à l'enrichissement de la culture de l'humanité». (Article 13 de la Déclaration universelle des droits des peuples, proclamée à Alger en 1976) Avec la proclamation de Tamazight langue officielle, c'est la fin d'un déni millénaire d'un pan important de l'identité algérienne. C'est le rêve réalisé de toute une génération qui a milité et œuvré pour que cette langue trouve sa place dans le concert des lois de la nation. On ne va pas manquer, en ces journées historiques, d'honorer la mémoire des précurseurs qui ont mené le combat pour la reconnaissance de tamazight, il faut aussi saluer aussi la perspicacité des pouvoirs publics qui ont su enfin tenir compte des aspirations de la population. Le combat pour la reconnaissance de tamazight en Algérie est des plus justes. Elle est la langue autochtone de ce pays et, au-delà, du Maghreb et d'une grande partie du Sahara. Même si l'arabisation n'a pas cessé depuis près de quatorze siècles de rogner sur son domaine et d'accentuer son morcellement dialectal, elle reste encore la langue parlée de plusieurs millions d'habitants, soit, selon les statistiques les plus crédibles, un tiers au moins des Algériens. En dépit de la concurrence, tout au long des siècles, de grandes langues de civilisations, comme le phénicien, le latin, l'arabe et le français, tamazight a su maintenir son existence, alors que des langues prestigieuses, comme l'araméen ou l'égyptien, producteurs de grands empires, ont disparu. Pendant longtemps, et encore aujourd'hui, quand on veut déprécier tamazight, on la traite de «dialecte» (lahdja en arabe) et on refuse de lui accorder le statut de langue (lugha). Or, un dialecte est toujours le dialecte d'une langue et s'il faut parler de dialecte amazigh, il faut obligatoirement envisager une langue amazighe, à moins que l'on considère tamazight comme le dialecte d'une autre langue, en l'occurrence l'arabe, comme le soutiennent parfois encore des «linguistes» et des «historiens» qui, en dépit des progrès de la science linguistique et de l'histoire, continuent à puiser leur information dans le fatras des légendes des auteurs médiévaux. Il est vrai que le domaine de tamazight est fortement morcelé et que la langue, victime d'une répression séculaire, n'a pu s'unifier, mais il n'y a pas de doute qu'avec l'officialisation et la création d'une académie, l'usage régulier de l'écriture, la multiplication des publications, la scolarisation massive, l'introduction de la langue dans l'administration favoriseront l'émergence d'un tamazight standard, qui transcendera les dialectes. Cette langue, comme cela s'est fait un peu partout, pourrait se former autour d'un dialecte, vers lequel tendront progressivement les autres. Signalons encore que tamazight, que ses adversaires veulent limiter aujourd'hui à la seule fonction de langue orale régionalement enclavée, a possédé un système d'écriture considéré par les spécialistes comme l'un des plus anciens du bassin méditerranéen. Ce système se perpétue de nos jours au Sahara, et une version modernisée est employée en Kabylie dans les enseignes et les panneaux de signalisation. Une utilisation plus large pourrait lui redonner une seconde vie. En quelques décennies et en dépit de la répression dont il a fait l'objet dans le passé et le manque de moyens matériels auxquels il est confronté aujourd'hui, tamazight bénéficie de nombreuses études, ainsi que de grammaires et de glossaires qui, perfectionnés et complétés, pourraient servir à l'enseignement de la langue et à son emploi dans les différentes sphères de la vie quotidienne. Il faut bien comprendre qu'en matière de production scientifique, il n'y a pas de prédispositions «naturelles» que posséderaient certaines langues et qui manqueraient à d'autres. Il est tout à fait possible de rédiger en berbère, ou dans une autre langue aujourd'hui minorée, des traités de physique ou de mathématiques : le tout est de savoir aménager le lexique de cette langue pour qu'il puisse exprimer les notions modernes. Le français, l'anglais, le russe, le japonais n'ont fait que puiser dans leur vocabulaire héréditaire pour confectionner leurs nomenclatures scientifiques, et on sait que les philosophes, les médecins et les mathématiciens arabes du moyen-Age s'étaient servi de la langue fortement imagée des poètes de la période pré-islamique ! De la langue nationale à la langue officielle Mais le travail d'aménagement linguistique de tamazight ne pouvait se faire que si la langue disposait d'un statut clair et définitif, celui de langue nationale et officielle, qui mettra fin à sa marginalisation et lui donnera les moyens de se développer et de s'épanouir. Aujourd'hui, c'est chose faite : tamazight dispose nominalement de ces deux dispositifs.En fait, un processus de légitimation, voire de constitutionnalisation du berbère est amorcé avec l'introduction de cette langue dans le système scolaire. On a beaucoup écrit sur les arrière-pensées des autorités, sur la planification même de l'échec de cet enseignement organisé dans un environnement souvent hostile et sans moyens matériels et pédagogiques suffisants, mais ce même enseignement a brisé le tabou et ouvert la voie à la constitutionnalisation du berbère. On sait, en effet, le rôle que peut jouer l'école dans la diffusion d'une langue et l'exercice de certaines fonctions sociales. Avec l'école, le berbère a pu accéder surtout - à une grande échelle - à l'écriture, échappant au statut dégradant de dialecte, exclusivement réservé à l'oral. La libération, depuis 1988, du champ politique et médiatique, a aidé à diffuser dans les couches kabyles les thèmes de la revendication culturelle et linguistique berbères et permis de polariser l'attention sur les problèmes identitaires. Les émeutes et les graves incidents du printemps 2001 allaient réaliser une autre avancée : celle de la proclamation de tamazight langue nationale. On a objecté que ce statut ne répondait pas aux attentes de la population. La langue amazighe avait, de facto, le caractère de langue nationale puisqu'elle est parlée par plusieurs millions de citoyens algériens et qu'elle est la langue originelle du pays. En la déclarant langue nationale, l'Etat ne faisait qu'entériner, de jure, un statut qu'elle a déjà. En fait, l'impact psychologique de cette mesure fut très grand dans la mesure où, pour la première fois dans l'histoire du Maghreb moderne, il y a une rupture avec le monolithisme linguistique et culturel imposé depuis les indépendances. La notion de langue nationale a été hissée, notamment en Algérie, au rang de mythe, et son imbrication avec la langue arabe a été telle qu'elle est exclusivement utilisée pour désigner cette langue. Cependant, c'est le statut de langue nationale qui consacre définitivement la reconnaissance de tamazight en mettant fin à sa marginalisation. C'est lui seul, en effet, qui mettra à sa disposition les moyens de l'Etat pour assurer sa promotion, en finançant les projets d'aménagement linguistique et la publication d'ouvrages scolaires et autres en vue de sa normalisation. Lui seul l'imposera dans les actes de la vie quotidienne et le fera participer pleinement, aux côtés de l'arabe, à la gestion de la Cité. Le rôle d'une académie Autre mesure prévue pour accompagner l'officialisation : la création d'une académie. Il est vrai que dans ce long cheminement, des instances ont été créées pour répondre à la demande : un Haut Commissariat à l'Amazighité (HCA) et un Centre national et pédagogique pour l'enseignement de tamazight. Le travail du HCA a été des plus enrichissants avec des publications littéraires et pédagogiques, ses colloques et son intervention en faveur de la promotion de la langue et de l'enseignement de tamazight, mais cette instance si utile n'avait pas la latitude de procéder à l'aménagement de la langue. Ce rôle ne peut incomber qu'à une académie. Une académie est surtout un organisme scientifique chargé de l'étude, de la rénovation et du développement de la langue. Elle est chargée de l'aménagement linguistique de la langue en fixant des normes, au plan de l'écriture et de la grammaire, en enregistrant les lexiques disponibles, en entérinant l'usage des néologismes, en rédigeant des grammaires et des dictionnaires. Dans les milieux scientifiques et pédagogiques, la norme a plutôt mauvaise presse à cause de ses aspects répressifs (se conformer au bon usage, code de règles à ne pas transgresser) ; dans le cas du tamazight, il s'agira avant tout de fixer les structures communes pour stabiliser la morphologie, la syntaxe et le lexique, aujourd'hui dispersés même à l'intérieur de chaque dialecte. La langue amazighe n'a pas beaucoup de spécialistes, c'est pourquoi il est bon que la future académie réunisse les berbérisants algériens en poste au pays. Il y va de la réussite de l'entreprise, mais aussi de sa crédibilité sur les plans national et international. Comme pour toutes les langues émergentes, il y a de nombreux problèmes : il faut faire des enquêtes sur la langue à travers un territoire très vaste, concevoir des dictionnaires et des glossaires, répondre à des besoins ponctuels en matière de terminologies scolaires et autres. Il y a aussi le problème de l'écriture. Pour notre part, nous sommes opposés à une nouvelle guerre de l'écriture et à l'affrontement de positions inconciliables qui font perdre du temps et qui empêchent le berbère d'avancer. Des solutions pourraient être trouvées par les futurs académiciens. Et il y a des chances qu'elles soient acceptées par la communauté nationale quand ce sont des spécialistes du domaine qui les proposent. Les futurs académiciens ne doivent pas travailler en vase clos : ils doivent avoir une autre ouverture sur les autres langues, notamment la langue arabe, non seulement parce que l'arabe a été une source d'inspiration, par l'emprunt et le calque linguistique de tamazight, mais aussi parce que l'expérience d'aménagement de la langue arabe en Orient est vieille de plus de 150 ans et qu'elle est très enrichissante.
Par Mohand Akli Haddadou Professeur de linguistique amazigh, écrivain