Le 22 juillet 2011, Anders Breivik abat 69 personnes dans l'île d'Utoya en Norvège, le 17 juin 2015, Dylan Roof en tue 9 dans une église de Charleston (Etats-Unis), le 1er octobre 2015, Chris Mercer en tue dix dans l'université Umpqua (Oregon) : les tueurs ne sont pas musulmans, ils ne sont pas fous, ils n'ont aucun projet révolutionnaire. Simplement ils tuent, parce que la violence est quasiment la seule façon, pour eux, d'exprimer leur désespoir ou leur dégoût du monde. Comme l'explique l'anthropologue Alain Bertho dans Les enfants du chaos, un essai sur le temps des martyrs(1), «l'époque est propice aux folies meurtrières les plus diverses», car la souffrance et le désarroi des peuples, et en particulier des jeunes, n'ont souvent pas d'autres façons de s'exprimer. Ils s'exprimaient autrefois en termes politiques et inspiraient des projets réformistes ou révolutionnaires. Il y avait un mode d'expression «classique» du mécontentement des citoyens, une façon «normale», prévisible et programmée, de dire son désaccord. Cette voie-là est aujourd'hui fermée. Ou impraticable : les hommes politiques ne sont plus crédibles, ils ont tellement menti, et mentent tellement que leur discours ne porte plus et ne mobilise personne, les formes traditionnelles d'opposition – partis d'avant-garde, projets réformistes ou révolutionnaires, élections – ne trouvent aucun écho, la politique elle-même, comme projet, comme pratique citoyenne, est totalement dévalorisée. La mondialisation en cours est une «mondialisation sans boussole». Plus d'utopies, plus de rêves, plus de projets, et des lendemains qui désespèrent ou font peur : les moins atteints se réfugient dans les mosquées ou les églises et se perdent en prières. Les plus touchés prennent une kalachnikov et tirent. Tuent et se tuent. Comme l'écrit Alain Bertho, «Notre temps est, depuis 2000, celui des émeutes. Il est aussi le temps des immolations par le feu… La révolte radicale est en panne de projet révolutionnaire… Visiblement, il est plus facile d'imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme», remarque justement Slavoj Zizek. Ceux qui, souffrant dans leur pays de l'incompétence des élites s'imaginent que «c'est mieux ailleurs» se trompent lourdement : ailleurs, les «élites» ne sont pas plus qualifiées, elles mentent, grugent le peuple, le volent et ne défendent que leurs propres intérêts. Le temps n'est plus celui des utopies et de la croyance dans des lendemains qui chantent, l'ère des révolutions est derrière nous, l'aube, chaque jour, se lève sur de prochains massacres, et les premiers bulletins d'information s'ouvrent le plus souvent sur l'annonce d'un attentat, d'un bain de sang, d'une condamnation à mort ou d'une exécution. On meurt de moins en moins dans son lit, de plus en plus sous la rafale d'une kalachnikov à la terrasse d'un café ou lors d'un affrontement avec des hordes de policiers déchaînés. «L'époque est propice aux folies meurtrières les plus diverses… L'empire du chaos annoncé par Alain Joxe dès 2002 est en train de faire son œuvre. Peut-être de l'achever». M. T. M. 1) Les enfants du chaos, Alain Bertho, Ed La Découverte, janvier 2016