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La « France officielle » et les dictatures du monde arabe. Le cas de la Tunisie
Publié dans Le Quotidien d'Algérie le 08 - 05 - 2011

La vision de la « France officielle » du monde arabe est structurée par son histoire coloniale qui détermine sa politique actuelle. La « France officielle » ne perçoit pas de la même manière l'ensemble des pays arabes. Elle distingue deux grandes catégories d'Etats au sein du monde arabe : la première catégorie se compose de ses anciennes colonies principalement les quatre pays du Maghreb arabe (Tunisie, Algérie, Maroc et Mauritanie) et le Liban ; la deuxième catégorie comprend les Etats se trouvant dans la sphère d'influence anglo-saxonne c'est-à-dire les pays colonisés par la Grande-Bretagne (Egypte, Soudan, Irak, Jordanie, Yémen, pays du Golfe) ou ayant été dominés par l'impérialisme britannique et qui sont souvent passés dans la sphère d'influence états-unienne après la guerre 1939-1945. Même s'ils ont réussi à s'émanciper de la tutelle britannique ou états-unienne, ces pays sont toujours considérés comme appartenant à la sphère d'influence des Etats-Unis.
Selon l'une ou l'autre de ces deux catégories d'Etats, la politique française s'oriente de manière singulièrement différente. Vis-à-vis de la première catégorie d'Etats arabes, la France, en tant que puissance dominante ou de premier plan, cherche à maintenir sa position en soutenant les pouvoirs en place et, au sein de ceux-ci, les forces francophiles. Par exemple, en Algérie, la « France officielle » développe des relations avec les fractions du pouvoir et les partis politiques qui lui sont le plus favorables. Ces fractions et ces partis politiques sont communément appelés « parti de la France » (hizb frança). Au Liban, la « France officielle » entretien un rapport privilégié avec la droite et l'extrême droite maronite. Vis-à-vis de la seconde catégorie d'Etats arabes, en tant que puissance de second ordre, la France peut appuyer des forces hostiles aux intérêts anglo-saxons dominants afin de se présenter comme une alternative. Dans cette perspective, la « France officielle » a pu développer des relations « cordiales » avec certains régimes nationalistes arabes, comme ceux de Syrie ou d'Irak à certains moments, et certains courants politiques opposés à l'impérialisme états-unien.
Néanmoins, il faut nuancer cette affirmation concernant la politique menée vis-à-vis de la deuxième catégorie d'Etats arabes et des mouvements politiques anti-impérialistes sur deux points principalement. Premièrement, avec la montée des forces dites « islamistes », la « France officielle » a plus de mal à voir d'un œil favorable les mouvements de contestation. Cette vision renvoie à la culture laïque et coloniale de la France qui lui fait percevoir comme un danger pour ses propres intérêts toute résistance fondée sur l'islam. Toutefois, cela doit être relativisé car certaines données peuvent amener la « France officielle » à revoir cette politique en raison d'intérêts stratégiques immédiats. Deuxièmement, il y a un courant de plus en plus important au sein de la « France officielle » qui veut un alignement de la politique étrangère française sur celle des Etats-Unis et accessoirement d'« Israël ». Ce courant ayant un poids de plus en plus conséquent, la politique étrangère française se distingue de moins en moins de celle des Etats-Unis.
Ancien protectorat français, la Tunisie s'inscrit dans le premier groupe d'Etats arabes au sein desquels la « France officielle » a une influence prépondérante et directe en raison de ses intérêts économiques et culturels. Cette influence se manifeste notamment par les liens directs entretenus par la « France officielle » avec les « élites » tunisiennes.
Au niveau économique, l'influence française s'exprime par la place dominante que la France occupe au sein de l'économie tunisienne. Quelques chiffres suffisent à illustrer cette position dominante :
- La France est le premier exportateur vers la Tunisie avec 25% de parts de marché, devant l'Italie (19%) et l'Allemagne (8,4%). La France absorbe 33% des exportations réalisées par la Tunisie. La Tunisie occupe une position remarquable dans le commerce extérieur français en étant son 21ème client et son 23ème fournisseur.
- Avec 1 064 unités de production, la France détient le plus grand nombre d'entreprises à participation étrangère en Tunisie, soit 40 % du total. Ces unités de production emploient 80.000 personnes (chiffre de 2005).
- Sur l'ensemble de la période 1997-2008, la France apparaît au 3ème rang, en valeur, des pays investisseurs en Tunisie, derrière les Emirats arabes unis, dont un groupe a remporté la privatisation partielle de Tunisie télécom, et le Royaume-Uni, présent dans le secteur de l'énergie.
En plus de ces liens économiques, la « France officielle » entretient des relations étroites avec la Tunisie au niveau culturel puisqu'elle est membre de l'Organisation internationale de la francophonie. Cette organisation chargée de promouvoir la francophonie est actuellement l'une des principales armes de l'impérialisme culturel français dans le monde et singulièrement dans les anciens pays colonisés par la France. En raison de cette politique de promotion de la langue française, le nombre de personnes ayant une certaine maîtrise du français en Tunisie est évalué à 6,36 millions de personnes, soit plus de 60 % de la population.
Ces liens économiques et culturels qui déterminent en grande partie les rapports de la « France officielle » et de ses responsables politiques avec la Tunisie doivent être replacés dans un contexte historique car ils trouvent leurs sources dans le passé colonial. Pour cette raison, dans une première partie, nous verrons comment la France coloniale s'est employée à former de « nouvelles » élites tunisiennes au moment de la colonisation. Dans une seconde partie, nous analyserons les prises de position immédiates des responsables politiques français vis-à-vis de la révolution tunisienne.
I- Colonisation et formation des « nouvelles » élites tunisiennes comme fondement du lien entre responsables politiques français et tunisiens
A partir des années 1860, la Tunisie fut soumise à des problèmes économiques lourds qui ont été aggravés par les ingérences occidentales. En 1869, le gouvernement tunisien fut finalement contraint de déclarer la banqueroute. Ce fut l'occasion pour les puissances impérialistes européennes de s'immiscer encore d'avantage dans les affaires de la Tunisie.
Face à cette situation politique, le ministre Khair-Eddine (1873-1877) mit en place des réformes visant à redresser le pays mais, au moment où la colonisation occidentale s'emparait de la quasi-totalité de l'Afrique, ces réformes apparaissaient comme trop tardives et insuffisantes pour faire face à l'expansionnisme européen.
Prétextant des affrontements avec la tribu des Kroumirs à la frontière algéro-tunisienne, Jules Ferry, le 7 avril 1881, obtint un crédit des assemblées françaises pour envahir la Tunisie. Les troupes françaises occupèrent Tunis moins d'un mois plus tard et le 12 mai 1881 le protectorat fut officialisé par la signature du traité du Bardo ou de Ksar Saïd. L'Etat tunisien était contraint de renoncer à sa souveraineté sur les plans diplomatique, militaire et financier pour une durée indéterminée.
Refusant de capituler devant les troupes coloniales et n'acceptant pas le renoncement des autorités beylicales, la résistance tunisienne s'organisa à partir des institutions existantes dans le pays. Menée par Ali Ben Khlifa, la résistance tunisienne se coordonna et s'unifia à partir de la ville de Kairouan au centre du pays. En réponse, la France achemina 50 000 hommes mais il fallut environ dix ans aux autorités françaises pour étouffer ce premier mouvement de résistance.
Deux ans après le traité du Bardo, le 8 juin 1883, les conventions de la Marsa étendirent les prérogatives françaises aux affaires internes de la Tunisie. Le Bey de Tunisie s'engageait « à procéder aux réformes administratives, judiciaires et financières que le Gouvernement français jugera utiles »[1]. Par cette disposition, les autorités françaises pouvaient mettre en œuvre leur politique dans différents domaines.
Cette politique coloniale se concrétisa immédiatement sur le plan éducatif. Afin de contrer les institutions d'enseignement arabe et islamique existantes dont les autorités françaises craignaient qu'elles ne deviennent des lieux d'opposition à la colonisation, la « France officielle » créa ou prit le contrôle de différentes institutions éducatives. Dans cette perspective, le futur lycée Carnot de Tunis fut fondé dès 1882 - le lycée prit le nom Carnot en 1894 – alors que la convention de la Marsa n'était pas encore signée et que la guerre de conquête de la Tunisie battait son plein. De ce lycée sortit une partie de l'élite tunisienne, notamment Habib Bourguiba, mais aussi des personnages influents de la vie publique française comme Gisèle Halimi, Philippe Seguin, Alain Gérard Slama ou le grand rabbin Joseph Sitruk.
Dans le même temps, la France prit le contrôle du collège Sadiki qui avait été fondé en 1875 par Khair-Eddine afin de former les futurs cadres de la nation tunisienne. Grâce à ce collège, les autorités coloniales voulaient former des cadres bilingues, français – arabe, qui serviraient d'intermédiaires avec l'administration française et le reste de la population tunisienne. En prenant le contrôle du collège Sadiki, la France bouleversa ses programmes d'enseignement. L'enseignement de l'italien et du truc fut supprimé et le français supplanta l'arabe comme langue d'enseignement.
Dans un livre consacré au collège Sadiki, Noureddine Sraïeb écrit : « en imposant le français dans l'enseignement, les autorités coloniales veulent accroître l'influence française auprès des autochtones en leur inculquant de nouveaux systèmes de valeur qui facilitent la légitimation du nouvel ordre établi »[2] c'est-à-dire de l'ordre colonial.
Nombre de cadres du Néo-Destour et de l'Etat tunisien furent scolarisés au collège Sadiki comme Habib Bourguiba, Slimane Ben Slimane, Bahi Ladgham, Ahmed Ben Salah ou Mohammed M'zali. Les anciens élèves du collège Sadiki représentaient 60% de l'effectif du bureau politique du Néo-Destour, soit 92 personnes, entre 1955 et 1969. Il y a donc eu une véritable main mise des anciens élèves du collège Sadiki sur le Néo-Destour et sur l'Etat tunisien après l'indépendance. Cette réforme du système d'éducation par les autorités coloniales eut une influence déterminante sur le mouvement national tunisien.
Ce mouvement s'appuya fortement sur la jeunesse ayant fréquenté les institutions scolaires contrôlées par la France pour se développer. A partir des années 1890, les cercles culturels se multiplièrent ce qui déboucha, en 1907, sur la création du mouvement des « Jeunes Tunisiens » fondé par Bachir Sfar, Ali Bach Hamba et Abdeljelil Zaouche. Leur slogan était « progrès, développement de l'existence, droit politique ». Ali Bach Hamba et Abdeljelil Zaouche fondèrent le journal Le Tunisien d'abord en langue française puis une version en langue arabe, dirigée par le zitounien Abdelaziz Thaalbi, fut éditée à partir de 1908. Quelques années auparavant, en 1895, Abdelaziz Thaalbi avait fondé le journal Sahib Enachad de tendance réformatrice islamique.
Défendant les idées du mouvement d'éveil islamique qui s'était développé au Machrek autour de Jamal ed-Din al-Afghani et Mohammed Abduh, Abdelaziz Thaalbi encourageait la création de médersas libres et appelait à la défense de l'islam et de la langue arabe menacés par la colonisation. Après la guerre de 1914-1918, le mouvement de réforme culturelle et religieuse impulsé par le cheikh Abdelaziz Thaalbi se transforma en véritable mouvement politique nationaliste. Les limites de l'action culturelle et religieuse poussaient les partisans de la réforme islamique à investir le champ politique.
Sous l'influence des principes énoncés dans les quatorze points du Président états-uniens Woodrow Wilson, Abdelaziz Thaalbi réclama la restauration d'un Etat tunisien indépendant doté d'une constitution. Il demandait aussi la création d'un conseil législatif devant lequel le Bey serait responsable et l'instauration d'assemblées locales. Ses revendications s'inspiraient de la constitution tunisienne de 1861.
En janvier 1920, alors qu'il se trouvait en France, Abdelaziz Thaalbi publia La Tunisie martyre[3] où, mettant en accusation la colonisation, il exposa sa doctrine et ses revendications nationalistes. Face à l'enthousiasme provoqué par l'ouvrage, les autorités coloniales saisirent et interdirent le livre. Voulant structurer son action politique afin de faire aboutir les revendications défendues dans La Tunisie martyre, Abdelaziz Thaalbi et ses partisans créèrent, le 7 mars 1920, le parti du Destour.
Malgré l'expulsion d'Abdelaziz Thaalbi de Tunisie en 1923 – son exil ne prit fin qu'en juillet 1937 -, le Destour comptait 45 000 adhérents en 1924.
Au sein du Destour une nouvelle génération de militants sortis des écoles et des universités françaises, avec à sa tête Habib Bourguiba, Salah Benyoucef ou Slimane Ben Slimane, commença à apparaître dans les années qui suivirent la constitution du parti. Cette nouvelle génération prenait de plus en plus de responsabilités au sein du Destour. Lors du congrès de mai 1933, Habib Bourguiba et son groupe furent élus à la commission exécutive du parti.
Le 2 mars 1934, au congrès de Ksar Hellal, le Destour éclata en deux tendances. La première tendance, arabophone et islamisante, était menée par le cheikh Abdelaziz Thaalbi – en exil – et Mohieddine el-Klibi. Elle conserva le nom de Destour mais fut communément appelée « Vieux Destour ». La seconde tendance, francophone, avec à sa tête Habib Bourguiba, fonda le Néo-Destour. Se structurant sur le modèle des partis politiques occidentaux, le Néo-Destour revendiquait l'indépendance de la Tunisie et dénonçait l'impérialisme français mais son programme ne différait pas fondamentalement du « Vieux Destour » sur les questions nationales.
Essayant de comprendre comment les contradictions prévalant au sein du Destour pouvaient être comprises par les officiels français, Malek Bennabi écrivait dans son ouvrage Mémoires d'un témoin du siècle rédigé dans les années 1960 : « Très vraisemblablement les milieux français ne voulaient du bien ni à une aile, ni à l'autre. Mais il semble tout de même, à la lumière des réalités qui constituent l'expérience de ma génération depuis trente ans que, tout compte fait, le colonialisme, s'il avait été acculé à faire un choix, aurait opté pour l'aile nouvelle [c'est-à-dire le Néo-Destour de Bourguiba]. Il ne faut pas oublier la structure cartésienne de l'esprit colonialiste. Comme tel, c'est-à-dire comme pensée scientifique appliquée à la politique coloniale, il ne saurait écarter délibérément une probabilité, celle de l'indépendance ».
Malek Bennabi expliquait ce choix du colonialisme français en faveur d'Habib Bourguiba par sa volonté de préserver ses intérêts culturels : « Si après tout l'indépendance devenait fatale, à qui vaut-il mieux remettre les clefs de la citadelle ? A Bourguiba ou à Thaâlibi ? Il est clair que ce dernier en aurait fait une citadelle musulmane, ou au moins teintée d'islam. Le Premier, au contraire, en aurait fait ce qu'il en a fait précisément, une citadelle laïque. Donc, il n'y avait pas d'hésitation. Devant la probabilité de l'« indépendance », le parti laïc méritait plus la faveur de Paris ; et il faut peut-être mettre la rupture entre les deux ailes du « Destour » sur le compte de cette adoption »[4].
Dans cette évolution du mouvement national tunisien, comme le souligne Malek Bennabi, la personnalité d'Habib Bourguiba eut une importance déterminante. Sorti du collège Sadiki et du lycée Carnot, Habib Bourguiba fut un « pur produit » du système colonial de formation des « nouvelles » élites tunisiennes. Après sa formation en Tunisie, en 1924, Habib Bourguiba s'inscrivit à la Sorbonne. En 1927, il obtint une licence en droit et le diplôme supérieur d'études politiques de l'Ecole libre des sciences politiques. Durant ses études, il se lia d'amitié avec Pierre Mendès-France pour qui il garda une profonde admiration.
Nationaliste tunisien, il n'en restait pas moins un produit du système scolaire qui l'avait façonné. Son engagement nationaliste ne l'empêchait pas de demeurer fasciné par la civilisation occidentale. Dans un article publié le 23 février 1931 dans le journal La voix du tunisien, il affirmait que pour « un peuple sain, vigoureux [...] le contact d'une civilisation plus avancée détermine en lui une réaction salutaire. Une véritable régénération se produit. Grâce à une judicieuse assimilation des principes et des méthodes de cette civilisation, il arrivera fatalement à réaliser par étapes son émancipation définitive »[5].
Toutefois, en raison de la lutte de libération nationale à mener, Bourguiba ne mit pas explicitement en avant son admiration pour la civilisation occidentale et son projet d'occidentalisation de la Tunisie. Publiquement, il se faisait le défenseur de l'identité arabe et islamique de la Tunisie. Les autorités coloniales n'ignoraient sûrement pas ses références politiques et la nature de son projet politique.
Ses orientations occidentalistes ressortirent à divers moments de son combat pour la libération de son pays. Au Caire, en compagnie d'autres militants nationalistes maghrébins, après 1945, Habib Bourguiba supporta mal la prépondérance des éléments marocains, Allal el-Fassi et Abdelkrim el-Khattabi, au sein du Bureau du Maghreb Arabe et du Comité de Libération du Maghreb Arabe. Anciens élèves de l'université Karaouyine, les deux leaders marocains, par leur maîtrise de la culture arabo-islamique, nouèrent des liens plus profonds avec les responsables politiques et les intellectuels du Machrek arabe. Cette expérience du Caire renforça la prise de distance d'Habib Bourguiba vis-à-vis du monde arabe.
En privé, les opinions d'Habib Bourguiba étaient plus tranchées. En mai 1951, dans une lettre à Salah Benyoucef écrite du Caire, il exposait clairement son hostilité envers les défenseurs de l'identité arabo-islamique de la Tunisie : « Le problème zitounien est en train d'évoluer dans une direction dangereuse. La question de Tahar Ben Achour, de Fadhel Ben Achour, de la Grande mosquée me donne des soucis [...] C'est pourquoi, j'ai essayé de neutraliser, voire de conquérir Fadhel Ben Achour, en vue de priver le clan religieux de la seule tête pensante et agissante qu'il possède en Tunisie »[6].
Pour réaliser son projet, Habib Bourguiba bénéficia-t-il d'un soutien français ? Cette question resta en suspens. Mais il bénéficia indéniablement de l'exil d'Abdelaziz Thaalbi pour créer le Néo-Destour, de l'assassinat de Ferhat Hached par la Main Rouge – couverture des services secrets français – le 5 décembre 1952 et de l'exil de Salah Benyoucef.
A l'indépendance, l'opposition entre l'idée d'un « nationalisme » occidentaliste et l'idée d'un nationalisme arabo-islamique, se manifesta dans l'affrontement entre Habib Bourguiba et Salah Benyoucef.
Représentant l'aile révolutionnaire du Néo-Destour, Salah Benyoucef était favorable à une réelle solidarité entre les trois pays du Maghreb en lutte pour leur libération et professait un nationalisme de tendance arabo-islamique. Le 7 octobre 1955, après trois ans d'exil, Salah Benyoucef marqua son retour sur le sol tunisien par un important discours. Il critiqua la politique menée par Habib Bourguiba, jugée trop complaisante à l'égard de la France. Il plaida en faveur d'une indépendance totale du Maghreb alors que son rival refusait d'apporter un réel soutien à la lutte de libération nationale algérienne. Pour Habib Bourguiba, l'indépendance des trois pays devait se négocier séparément. Salah Benyoucef termina son discours en affirmant que la Tunisie indépendante ne pourrait être que « musulmane et arabe ».
Cinq jours après son discours, Salah Benyoucef fut exclu du Néo-Destour par la direction du parti sur ordre d'Habib Bourguiba. Salah Benyoucef refusa son exclusion et des affrontements opposèrent youssefistes et bourguibistes pour le contrôle des sections du Néo-Destour. Le 28 janvier 1956, Salah Benyoucef vaincu fut contraint de quitter clandestinement Tunis pour le Caire via Tripoli. Cinq ans après avoir quitté la Tunisie, il fut assassiné par les services secrets tunisiens le 12 août 1961 à Francfort.
Habib Bourguiba avait les mains libres pour mener à bien son projet d'occidentalisation à tous les niveaux de la société tunisienne. Il garda l'apparence juridique d'un attachement à l'islam et à l'arabité de la Tunisie puisque la constitution de 1959, qui est toujours en vigueur, proclamait dans son article 1: « La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain: sa religion est l'Islam, sa langue l'arabe et son régime la république »[7].
Au niveau de sa politique internationale, la Tunisie se tourna totalement et résolument vers l'Occident. Deux jours après l'indépendance, le 22 mars 1956, Habib Bourguiba n'hésita pas à déclarer dans une interview accordée au quotidien The Times : « Si la Tunisie avait à choisir entre l'OTAN et la Ligue Arabe, dans la mesure où cela dépendrait de moi, elle opterait pour l'OTAN »[8]. Cela devait déterminer ses orientations pro-occidentales en matière de politique étrangère.
Au niveau de l'enseignement, Habib Bourguiba s'attaqua prioritairement à l'université islamique de la Zitouna dès son arrivée au pouvoir au lendemain de l'indépendance. Il mit fin aux liens existants entre l'université et la mosquée. Une université indépendante fut créée le 26 avril 1956 mais elle fut remplacée par une faculté de droit islamique et de théologie, le 1ier mars 1961. Par ce procédé, la faculté de droit islamique et de théologie devint une simple composante de l'université de Tunis. Cette « réforme » de l'université multiséculaire avait, notamment, été pensée par le français Jean Debiesse qui faisait office de consultant[9].
Durant la même période, l'association des étudiants de la Zitouna, « La voix de l'Etudiant », qui avait contribué à la lutte contre la colonisation française, fut incorporée à l'Union Générale des Etudiants Tunisiens (UGET). Pour le pouvoir tunisien, c'était un moyen de neutraliser les étudiants de la Zitouna.
Cette réforme de la Zitouna était un des piliers de la politique d'occidentalisation de la Tunisie puisque l'institution multiséculaire constituait le noyau de l'identité arabo-islamique du pays. Il s'agissait pour Habib Bourguiba de marginaliser l'« élite » de culture arabo-islamique du pays et donc de modifier en profondeur l'identité tunisienne. Cette politique fut vécue comme un traumatisme par une partie des anciens étudiants de la Zitouna marginalisés que Rached Ghannouchi appelait « l'armée des vaincus de Bourguiba ».
Intellectuel musulman arabophone ayant fait ses études à la Zitouna, Rached Ghannouchi expliquait comment il vécut cette politique d'occidentalisation : « L'attaque contre les institutions religieuses fut l'une des premières décisions postérieures à l'indépendance. Ma génération s'est ainsi sentie mise en situation d'extranéité ; elle est devenue sujette à une profonde aliénation, victime d'une sorte de bannissement. Nous avions constitué un bastion arabe et islamique et le pays, à l'opposé, s'occidentalisait : l'administration, la culture, l'université, l'enseignement, les arts, les lettres…, tout s'occidentalisait. Les gens ont commencé à se demander s'ils étaient encore vraiment dans leur pays, dans leur patrie. Il fallait en effet, comme disait Bourguiba, « tout faire pour rattraper le cortège de la civilisation », pour s'intégrer, se fondre dans l'environnement occidental. À cette génération, on ne demandait donc ni plus ni moins que d'ôter ses vêtements, de s'arracher la peau en quelque sorte, pour s'intégrer à ce monde nouveau dans lequel Bourguiba jetait toute la Tunisie. Même ceux qui avaient étudié à la Zitouna, estimant qu'il n'y avait pas d'avenir pour la culture arabo-islamique, se mirent alors à envoyer leurs enfants au Lycée Carnot ou Sadiqi ou dans les établissements étrangers ».
Rached Ghannouchi poursuivait ses propos en affirmant : « Pour la génération nourrie de culture arabo-musulmane qui fréquentait la Zitouna et les institutions traditionnelles, le processus d'occidentalisation de la Tunisie a donc été vécu comme une violence. Cette génération a été réprimée, elle a été victime d'un traumatisme. Or cette génération représentait la majorité. À l'indépendance, ceux qui fréquentaient les établissements dépendants de la Zitouna étaient entre 25 et 27.000, et ceux qui étudiaient dans les établissements secondaires créés sous occupation française entre 4.500 et 5.000. C'est donc la majorité qui s'est sentie marginalisée par la minorité. C'est une minorité agissante qui a été capable de marginaliser la majorité car elle avait la capacité de comprendre l'Occident, de comprendre l'étranger et de communiquer avec le nouvel ordre international. La majorité n'avait pas ce savoir-là. Elle s'est donc fait marginaliser intellectuellement »[10].
Ce détour par l'histoire est capital pour bien comprendre le soutien français, de droite et de gauche, au pouvoir tunisien qui est né avec Habib Bourguiba et dont Zine el-Abidine Ben Ali a hérité en novembre 1987.
II- Prises de position immédiates vis-à-vis de la révolution tunisienne.
La « France officielle » inscrivant sa politique vis-à-vis de ses « anciennes colonies » dans la continuité de son héritage impérial, elle ne pouvait que soutenir un pouvoir tunisien se plaçant dans son prolongement. La « France officielle » avait formé les « élites » au pouvoir en Tunisie qui ont mis en place une politique d'occidentalisation à même de satisfaire Paris. Cette domination culturelle recoupait une dépendance économique qui faisait de la Tunisie une nation structurellement dépendante de l'ancienne métropole.
La volonté de maintenir sa domination sur la Tunisie, de défendre les intérêts économiques, culturels et stratégiques français expliquent le soutien apporté par la « France officielle » au pouvoir tunisien. Dès sa prise de pouvoir Zine el-Abidine Ben Ali fut soutenu par Paris. Lors d'une visite en Tunisie en juin 1989, François Mitterrand faisait état des « progrès de la démocratie en Tunisie ». Il est vrai qu'à l'époque Zine el-Abidine Ben Ali avait mis en œuvre une « ouverture » politique relative après sa prise du pouvoir en novembre 1987. Cette « ouverture » du champ politique, qui s'était concrétisée par la libération de certains prisonniers politiques et par l'organisation d'élections pluralistes, fut rapidement refermée à partir de 1991. Malgré cette fermeture du champ politique, la diplomatie française ne retira pas son appui au pouvoir tunisien.
Au contraire, les prises de position des officiels français se firent systématiquement en faveur du pouvoir tunisien durant tout le règne de Zine el-Abidine Ben Ali. La dictature tunisienne pro-occidentale était publiquement appuyée par les plus hauts responsables de l'Etat français. Lors d'une visite en octobre 1995, Jacques Chirac avait vanté le « modèle démocratique tunisien » et annoncé un doublement des aides françaises qui étaient passées à 1,1 milliard de francs par an. Deux ans plus tard, en août 1997, lors d'une visite en Tunisie, pour préparer un voyage en France de Zine el-Abidine Ben Ali, Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères socialiste, déclara confirmer les « orientations du président Chirac » de 1995.
Le soutien de Jacques Chirac ne se démentit pas dans les années qui suivirent. En vacances en Tunisie en 1998, Jacques Chirac déclara que « Le premier des droits de l'homme c'est manger, être soigné, recevoir une éducation et avoir un habitat ». Il ajouta que « de ce point de vue, il faut bien reconnaître que la Tunisie est très en avance sur beaucoup de pays ».
Le successeur de Jacques Chirac à la présidence, Nicolas Sarkozy mena une politique similaire vis-à-vis du pouvoir tunisien. En avril 2008, Nicolas Sarkozy fut fait citoyen d'honneur de la ville de Tunis et, à ce titre, reçut symboliquement la clé de la capitale tunisienne. La remise des clés de la capitale d'un ancien pays colonisé au président de l'ancienne puissance coloniale était une manifestation des relations de subordination existantes entre la « France officielle » et le pouvoir tunisien. Peut-on imaginer symbole de soumission et de reniement plus fort que la remise des clés de Tunis à un président français, 127 ans après la prise de la capitale tunisienne par les troupes françaises alors que la Tunisie s'est battue pour son indépendance ? Peut-il y avoir symbole plus fort de la relation de dépendance du pouvoir tunisien vis-à-vis de la « France officielle » ?
Appuyant le pouvoir tunisien qui s'était montré si « bienveillant » à son égard, Nicolas Sarkozy expliqua aux journalistes : « Il m'arrive de penser que certains des observateurs sont bien sévères avec la Tunisie, qui développe sur tant de points l'ouverture et la tolérance ». Dans la bouche du président français « ouverture » et « tolérance » signifie sûrement, lorsqu'il s'agit des peuples arabes et musulmans, « soumission » et « larbinisme » ?
Cet appui à la dictature tunisienne ne se limita pas aux officiels français. Nombre de responsables politiques, pour ne pas parler des journalistes et de certains universitaires « objectifs » et « désintéressés », apportèrent leur soutien à Zine el-Abidine et à sa politique. En visite le 18 novembre 2008 à Carthage, Dominique Strauss-Kahn n'avait pas manqué de féliciter le président Zine el-Abidine Ben Ali pour la pertinence de ses choix économiques qui correspondaient à l'orientation doctrinale du FMI. Il conclut son plaidoyer en faveur de la politique du président tunisien en affirmant : « En Tunisie, les choses continueront à fonctionner correctement ! ».
Ces soutiens se sont retrouvés au sein d'acteurs politiques français, de droite et de gauche, exerçant des responsabilités locales. Membre du groupe d'amitié France-Tunisie à l'assemblée nationale, le député UMP Eric Raoult déclarait, sur « berbères TV », après la réélection de Ben Ali avec 89% des voix le 25 octobre 2009 : « Incontestablement en Tunisie beaucoup de gens aiment Ben Ali ».
Appuyant le pouvoir tunisien, le 24 mars 2010, le maire de Paris, Bertrand Delanoë estimait que la Tunisie « est non seulement sur la bonne voie, mais elle réussit mieux que les pays comparables et parfois même mieux que des pays dits développés en terme de croissance ». A propos de Zine el-Abidine Ben Ali, il ajoutait : « Le Président Ben Ali en 1987 a permis qu'il y ait une évolution, une transition sans rupture et sans qu'il n'y ait de heurts entre les Tunisiens eux-mêmes ».
Nous pourrions multiplier les citations des différents acteurs de la vie politique française en faveur de Zine el-Abidine Ben Ali et de son régime. Cela montre uniquement l'appui apporté au pouvoir tunisien par une très grande partie des responsables politiques français de gauche et de droite. La révolution tunisienne a permis de faire tomber les masques de cette hypocrisie politique.
Après la chute du dictateur tunisien, l'ensemble des responsables ont « lâché » Zine el-Abidine Ben Ali. Ils ont dénoncé la dictature et se sont déclarés favorables à la révolution. La « démocratie » est devenue leur nouveau credo. Si ce retournement de dernière minute ne trompe personne, il a permis à certains de participer aux mobilisations de soutien à la révolution malgré leurs liens passés avec la dictature tunisienne.
Au cours de la mobilisation en soutien à la révolution tunisienne en France, les différentes sensibilités politiques existantes en France se sont exprimées de manières différentes. La droite française a été totalement absente des mobilisations de soutien à la révolution tunisienne. Elle n'a pas manifesté dans les rues et n'est pas intervenue au cours des meetings de solidarité. Pour cette raison, nous n'aborderons que la position de la partie gauche du spectre politique français.
Malgré ses liens avec le Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD) de Zine el-Abidine Ben Ali, le Parti Socialiste (PS) a participé aux mobilisations en faveur de la révolution tunisienne. Cela visait sûrement à faire oublier les liens structurels unissant les socialistes français et la dictature pro-occidentale de Zine el-Abidine Ben Ali. Pourtant, le RCD était membre de « plein droit » de l'Internationale Socialiste (IS) sans que cela ne pose de véritables problèmes. Après la chute de Zine el-Abidine Ben Ali, l'IS a exclu le RCD de son organisation sans explications. La décision a été prise le 17 janvier 2011, soit trois jours après la fuite de Zine el-Abidine Ben Ali en Arabie Saoudite, et rendue publique le 18 janvier par Martin Schulz, le chef de file des socialistes au Parlement européen et ancien vice-président de l'IS.
Martine Aubry a affirmé que le PS avait réclamé « à plusieurs reprises » le départ du RCD de l'IS. François Hollande a expliqué avoir demandé que le RCD « soit mis de côté dans l'Internationale socialiste » et, qu'en tant que premier secrétaire du PS, il avait « rompu toute relation entre le Parti socialiste et le parti RCD de Ben Ali »[11]. Notons deux éléments importants à propos de ces affirmations des dirigeants socialistes. Premièrement, puisque les mots sont importants, il y a une différence claire entre demander une « mise de coté » et une exclusion pure et simple d'un membre d'une organisation. Deuxièmement, les affirmations de Martine Aubry et de François Hollande sont pratiquement invérifiables puisque l'IS ne publie pas de comptes rendus précis de son activité interne[12].
Avant cette exclusion de l'IS, le PS a participé au rassemblement contre Zine el-Abidine Ben Ali en France. Le PS s'est rendu, bannières déployées, dans diverses manifestations de solidarité avec le peuple tunisien en affirmant qu'il soutenait la révolution tunisienne contre la dictature pro-occidentale de Ben Ali et du RCD. Les Tunisiens ont exprimé ouvertement leur hostilité envers ces soutiens opportunistes de la vingt-cinquième heure. Lors d'un meeting tenu le 13 janvier 2011 à la Bourse du Travail, à proximité de la place de la République à Paris, le représentant du PS, Razzy Hammadi, fut copieusement hué par un public en grande majorité composé de Tunisiens. Pour eux, il n'était pas question de donner quitus à la perfidie du PS.
Au-delà du Parti Socialiste, les organisations et les partis se situant à la gauche du PS ont été présents durant la mobilisation mais cette participation nous semble poser un certain nombre de questions. Durant la mobilisation, nous avons assisté à une quasi-monopolisation de la parole durant une grande partie des meetings et des rassemblements par la « gauche de la gauche » française ce qui provoqua l'exaspération d'une partie des Tunisiens présents qui n'ont pas de liens organiques avec la gauche française. Ces organisations n'hésitèrent pas à se placer dans le peloton de tête lors de la manifestation parisienne du 15 janvier 2011 alors que des organisations tunisiennes qui luttaient depuis des années contre la dictature de Zine el-Abidine Ben Ali et dont les militants ont été les premières victimes de la répression, furent reléguées en milieu de cortège.
Non contente de monopoliser la parole ou de prendre la tête des manifestations, cette gauche s'est aussi arrogée le droit de formuler à la place des Tunisiens les idées devant porter leur révolution. Ces comportements marquent bien les rapports coloniaux que cette gauche entretient avec le Maghreb. Au cours du meeting du 13 janvier 2011, certains fraternalistes de gauche n'ont pas hésité à expliquer aux Tunisiens quelles devaient être leurs revendications ou leurs modes d'action pour mener leur révolution. Faisant preuve d'un fraternalisme suranné, ces délégués de la gauche coloniale se pensent comme les juges et les guides universels de révolutions qu'ils ne feront sans doute jamais dans leur propre pays en raison des risques qu'elles comportent. Ils se considèrent comme les esprits devant diriger les corps des Tunisiens qui luttent sur le champ de bataille. Cette attitude est révélatrice d'une perception du monde marquée du sceau de la culture occidentale de la suprématie. Il faut être profondément imbu d'idées coloniales et persuadé de sa supériorité d'occidental pour se croire autoriser à donner des leçons, depuis les confortables estrades d'une capitale européenne, à un peuple qui s'est soulevé malgré la répression policière, a renversé un tyran et est en train de mener sa révolution.
Cette culture coloniale, une organisation de la « gauche de la gauche », le NPA, l'a exprimé dans une affiche. Cette affiche est remarquable car elle exprime par une simple image toute la culture coloniale d'une certaine gauche française. Reprenant les couleurs du drapeau tunisien, sur fond rouge, il est écrit en langue française en blanc « Tunisie » « Vive la révolution ». En blanc en langue arabe, il est écrit « Tounès » (Tunisie). A la dernière lettre du mot arabe, la lettre « sin », est reliée à une chaîné brisée dont un croissant et une étoile font office de boulet. Ce croissant et cette étoile représentant l'attachement à l'identité islamique du pays, nous pouvons en conclure que, pour le NPA, le vrai problème de la Tunisie n'est pas tant Zine el-Abidine Ben Ali et ses soutiens occidentaux que l'islam, sa culture et sa civilisation.
Dans cette perceptive, les Tunisiens doivent rompre avec cette religion aliénante et cette civilisation attardée pour se libérer. La chaîne asservissante de l'islam doit être définitivement brisée. Le NPA rêve sûrement au fait que la révolution tunisienne va enfin débarrasser ce peuple du « sud » de la méditerranée, puisque les Tunisiens ne doivent être ni arabes ni musulmans, de leurs « tares identitaires ». Même si cette affiche n'a pas été pensée dans ce sens de manière consciente et déterminée, elle n'en conserve pas moins son sens. Cela a peut-être même encore plus de sens si ses concepteurs ne l'ont pas pensée dans cette perceptive. Cette affiche révèle une pensée, une « vision du monde », profondément façonnée par l'héritage de l'idéologie coloniale française.
La volonté de couper le Maghreb de son identité arabe et islamique a toujours été l'un des socles de l'idéologie des colonisateurs français, comme nous l'avons vu dans notre première partie. Cette affiche s'inscrit donc parfaitement dans le sillage de l'idéologie coloniale. Ainsi, une organisation qui se veut « radicale » et « révolutionnaire », reprend pour soutenir une révolution dans le monde arabe une imagerie directement issue de l'idéologie coloniale. Cela montre l'importance de l'emprise de l'idéologie coloniale sur la vie politique et intellectuelle française, même sur ces secteurs qui se veulent les plus contestataires.
Cette perceptive coloniale ne se limite pas à la « gauche de la gauche » française mais touche l'ensemble de la gauche politique et intellectuelle occidentale. Dans un article paru le 3 février 2011 dans Libération, Slavoj Zizek exprime des idées relativement proches[13]. Il se dit « frappé » par l'absence du « fondamentalisme musulman » dans les révolutions tunisienne et égyptienne. Ces « révoltes » s'attaqueraient « seulement » à des régimes répressifs, à la corruption et à la pauvreté, en revendiquant uniquement la liberté et l'espoir de meilleures conditions économiques. Lourd de signification, ce « seulement » qui est à la base de toute sa réflexion, montre la volonté de Slavoj Zizek de préserver les intérêts occidentaux dans le monde arabe sous couvert de pseudo-rhétorique révolutionnaire. Dans le monde arabe, toute révolution a nécessairement un caractère anti-impérialiste du fait des rapports de domination existants au niveau international. Vouloir passer ce fait sous silence n'est qu'une imposture visant à protéger les intérêts occidentaux.
La volonté de Slavoj Zizek de mettre au centre des oppositions politiques dans le monde arabe la « gauche » et les « islamistes », s'inscrit évidemment dans ce cadre de défense des intérêts et des valeurs de l'Occident. La vérité des trois dernières décennies est que les affrontements entre la « gauche » et les « islamistes » n'ont profité qu'à l'Occident et aux régimes croupions qui lui sont soumis. L'Occident et ces régimes ont très bien su jouer, en fonction des rapports de force, les « islamistes » contre la « gauche » ou la « gauche » contre les « islamistes ». Les actuelles révolutions sont, en partie, le fruit des tentatives de dépassement de ces oppositions afin de remettre en cause les pouvoirs en place et les rapports de domination sur la scène internationale. Réactiver ces oppositions comme étant la « contradiction principale » traversant le monde arabe, n'est que la dernière trouvaille occidentale pour phagocyter les révolutions à l'œuvre.
Cette tentative de phagocyter les révolutions arabes, Slavoj Zizek nous la présente hypocritement sous la forme d'« une aide fraternelle de la part de la gauche radicale » occidentale qui serait « indispensable ». Il est vrai que les peuples arabes ont attendu l'« aide » de Slavoj Zizek et de ses amis fraternalistes pour mener à bien leur révolution. Le fait que nombre d'organisations de la gauche « radicale » occidentale se soient empressées de relayer les fantasmes occidentalocentristes de Slavoj Zizek en dit long sur leur identité politique et sur le rôle « fraternel » qu'elles espèrent jouer à l'avenir dans le monde arabe.
Sortir de la perspective coloniale
Le positionnement de la « France officielle », et particulièrement des partis politiques français, montre que ce pays n'est pas sorti de l'ère coloniale dans les rapports qu'il entretient avec le monde arabe en général et avec le Maghreb en particulier. Ces rapports restent fondés sur une perspective déterminée par des relations sociales et une idéologie coloniale qui ne sont quasiment jamais remises en cause dans l'hexagone. La « France officielle » cherche à imposer et à maintenir son hégémonie sur le Maghreb et pour cela elle s'efforce de promouvoir et de soutenir des politiques d'occidentalisation. Cette perspective coloniale d'occidentalisation, imposée à la Tunisie dès les premières années de la colonisation française, continue de déterminer la politique de la « France officielle » et d'une grande partie des organisations politiques françaises. Cette perspective se retrouve même dans le positionnement des organisations d'opposition s'affichant comme anti-impérialistes.
Cela montre à quel point devrait être prioritaire une action politique visant à sortir de la perspective coloniale, comprise non uniquement comme l'occupation d'une nation par une autre mais comme un rapport de domination se perpétuant après l'accession aux indépendances formelles. Seule la rupture du continuum colonial permettra de refonder les relations sociales et d'ouvrir de nouvelles perspectives politiques tant au niveau français qu'au niveau international.
Youssef Girard
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[1] Lekéal Farid, « La justice française dans la distribution des pouvoirs », in. Auzary-Schmaltz Nada, La justice et le droit pendant le protectorat en Tunisie, Paris, Ed. Maisonneuve & Larose, 2008
[2] Sraïeb Noureddine, Enseignement et nationalisme : le Collège al-Sadiki de Tunis (1875-1956), Tunis, Ed. Alif, 1995
[3] Cf. Thaalbi Abdelaziz, La Tunisie martyre, Ses revendications, Paris, Jouve et Cie éditeur, 1920
[4] Bennabi Malek, Mémoires d'un témoin du siècle, Alger, Ed. Samar, 2006, pages 193-194
[5] Martin Jean-François, Histoire de la Tunisie contemporaine : De Ferry à Bourguiba, 1881-1956, Paris, Ed. L'Harmattan, 2003, page 172
[6] Belkhodja Tahar, Les trois décennies de Bourguiba, Témoignage, Paris, Ed. Publisud / Arcantères, 1999, URL : http://www.bourguiba.net/downloads/3_Decennies.pdf
[7] Constitution tunisienne du 1er juin 1959, URL : http://mjp.univ-perp.fr/constit/tn1959i.htm#1
[8] Gimaud Nicole, « La crise de Bizerte : Bourguiba et de Gaulle », in. Camau Michel et Geisser Vincent, Habib Bourguiba, la trace et l'héritage, Paris, Ed. Karthala, 2004
[9] Cf. Abdel Moula Mahmoud, L'université zaytounienne et la société tunisienne, Thèse de doctorat en sociologie, Sorbonne, Publiée à Tunis, 1971
[10] Burgat François, « Rachid Ghannuchi : Islam, nationalisme et islamisme (entretien) », Egypte/Monde arabe, URL: http://ema.revues.org/index1420.html
[11] Cf. Martin Julien, « Ben Ali, l'épine du PS et de l'Internationale socialiste », Rue 89, 19/01/2011.
[12] Notons que le Parti National Démocratique (PND) d'Hosni Moubarak était lui aussi membre de l'Internationale Socialiste. Le PND a été exclu de l'IS le 31 janvier 2011.
[13] Zizek Slavoj, « L'hypocrisie de l'Occident quand les peuples arabes se soulèvent », Libération, 03/02/2011
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